
« En écrivant ce mémoire de mon temps dans l’administration Sénégal (1887-1903), puis en Mauritanie, il va sans dire que je ne présente pas au lecteur un document qui sera intéressant ou utile pour tout le monde. Ce que je suis en train d’écrire est signifiant seulement pour les jeunes de ma propre famille ou ceux de mes jeunes collègues qui veulent en savoir davantage sur ma vie dans l’administration.
Je suis né à Saint-Louis, le 24 septembre 1867
Mon père, Bou El Mogdad, anciennement interprète de Faidherbe, et ma mère, Coumba Anne, fille de Ndiaye Anne, qui a été cadi de Saint-Louis et fondateur de la présente mosquée, m’ont envoyé quand j’avais 9 ans dans le pays des Maures, dans le Trarza, chez les Oulad Dayman, fraction des Idabum, auprès de la famille des Ahl Lamana, pour y étudier, comme mon père l’avait fait durant sa jeunesse.
Là-bas, je trouvais mon frère aîné Abdoulaye qui m’y a précédé, et plus tard se joindront à nous mes jeunes frères, d’abord el-Hadji Aynina Seck, l’actuel cadi de Saint-Louis et officier de la Légion d’Honneur, puis Souleymane Seck, qui était professeur d’arabe à la Medersa de Saint-Louis et cadi de Saint-Louis avant sa mort en 1914.
Dans la tribu où nous étions, il y avait plusieurs écoles coraniques pour les débutants et une d’enseignement supérieur où on apprenait le droit musulman, la théologie, la grammaire, l’histoire de l’Arabie avant Muhammad (PSL) et la vie de Muhammed (PSL), par des professeurs spécialisés dont Mohamed Fall, père de l’actuel cadi supérieur du Trarza, le défunt Mohamed ould Alioune, Ahmed ould Jemad, encore en vie, Ahmed ould Salum, Mohameden ould Ahmedu.
Nous sommes restés dans le Trarza, Abdoulaye et moi, et avons perdu le contact avec le sud et le pays des noirs et même oublié notre langue [wolof], vivant comme nos professeurs qui ne faisaient pas de distinction entre leurs propres enfants et nous, de sorte que dans l’esprit des Maures nous étions une famille mauritanienne qui résidait à Saint-Louis où notre résidence, jamais vide des Maures, semblait appartenir à ceux qui nous avaient élevé, puisque quand ils venaient (à Saint-Louis), ils se considéraient comme chez eux.
Ces vieilles et solides relations liaient notre famille aux autres tribus, maraboutiques comme guerrières, ce qui explique la fréquentation assidue de notre maison en toute saison par les Maures, qui sont devenus des membres de notre famille et nos parents.
Notre tribu adoptive, nomadisait dans tous les confins du Trarza à la recherche de pâturages, jusqu’aux limites du Brakna à l’est et de l’Adrar au nord, particulièrement durant l’hivernage. Cela nous a permis, mon frère et moi de connaitre depuis notre enfance ces notables encore vivants qui étaient nos camarade d’âge et compagnons de jeu.
En ce temps-là, je ne me doutais pas que j’aurai l’honneur et le plaisir de servir la grande et généreuse France dans ces zones que j’ai parcourues durant mon enfance. À la mort de mon père en 1882, ma famille, composée de femmes et d’enfants, était sans soutien et démunie. Mais suite à la requête de l’administration, le conseil général octroya une pension à ma mère, sur le budget local (« Soutiens aux orphelins Bou el Mogdad »), une pension qui nous a permis de poursuivre nos études et de faire tenir la maisonnée. De plus, le colonel Brière de l’Isle, qui était gouverneur du Sénégal à l’époque, prit mon frère Abdoulaye dans le corps des interprètes, en sachant bien qu’il ne parlait pas un mot de français et avait presque oublié sa langue maternelle [wolof]. Mais Abdoulaye, inscrit à l’école, se rattrapa et offrit ses bons services jusqu’à sa mort en 1887.
Après ces gestes généreux du gouverneur et reconnaissant les services divers de Bou el Mogdad et d’Hamat Ndiaye Anne, tous deux officiers de la légion d’honneur, beaucoup de Mauritaniens, dont l’émir Ely ould Mouhamed Habib du Trarza, écrivirent des lettres à l’administration pour les remercier du traitement (généreux) de l’administration envers une famille qu’ils considéraient comme leurs parents. Comme le colonel Brière de l’Isle (envers Abdoulaye), M. Genouille, qui était gouverneur du Sénégal, me fit le même honneur, et je fus nommé interprète de 2e classe avec un salaire de 1800 francs, le même grade et salaire qu’Abdoulaye avait. Et cela, en dépit du fait que je n’avais jamais été en contact avec les Européens et ne pouvait parler leurs langues. Le jour même de ma nomination, je fus admis à l’école, que je fréquentais irrégulièrement parce que j’étais le plus souvent sollicité par le bureau des affaires politiques pour m’occuper de la correspondance en arabe, en dépit de mes lacunes en français. Pour surmonter mes limites, j’étais attaché à un interprète, à qui je donnais les traductions (de l’arabe) en wolof et il se chargeait de les communiquer en français. Quand il s’agissait de traduire les lettres du français à l’arabe, on procédait de la même manière mais dans l’autre sens.
[Juste avant mon départ de Saint-Louis pour une mission], on me chargea d’une mission concernant Cheikh Sidiyya [en 1898]. La guerre entre les Ould Abyayri [tribu de Cheikh Sidya] et les Ijaydba l’avait obligé à abandonner son parcours normal et à s’installer au nord-ouest de Dagana. J’allais au port fluvial à bord du bateau-citerne Akba dans le but de ramener ce chef religieux à Saint-Louis, ville qu’il n’avait jamais vue. C’est à ce moment qu’il est devenu notre très précieux allié pour toutes nos entreprises en pays maure.
Durant son séjour à Saint-Louis, il me disait souvent à quel point il ignorait nos [activités] et combien il a été surpris de constater comment les Français traitaient les musulmans et le degré de liberté religieuse dans la capitale. Cheikh Sidiyya s’étonna du respect des Français pour les indigènes d’Afrique du nord et de la religion de Muhammad, et aussi comment ils aidaient de diverses manières [les Musulmans] à remplir leurs obligations religieuses.
Mais il me dit qu’au fond ce n’était pas étonnant puisque les Français avaient trouvé là-bas [en Afrique du nord] des gouvernements civilisés et indépendants dont les lois promouvaient la liberté religieuse, alors que dans le pays des noirs ces choses n’existaient pas, puisque les seules entités étaient de petits et insignifiants roitelets noirs qui n’ont jamais connu la civilisation. C’était donc par générosité et par noblesse que [les Français] ont agi envers les noirs.
Un jour, le gouverneur du Sénégal a demandé Shaikh Sidiyya à visiter Saint- Louis et mis à sa disposition un chariot tiré par deux chevaux et m’a demandé de l’escorter. Lors de son excursion, le marabout a commencé par la caserne d’artillerie pour voir les canons et les mules [pour les dessiner] ainsi que les artilleurs européens. Après sa visite, le Cheikh m’a dit ceci : « Si mon père [sic : grand-père en fait] Cheikh Sidya El-Kebir avait connu les Français et vu ce que j’ai vu de mes propres yeux, il n’aurait certainement pas donné sa bénédiction et ses prières aux Maures [l’émir du Trarza, Mohamed el-Habib] dans leurs querelles avec les Français ».
Document extrait des archives mauritaniennes
Source : Ould Omeïr Mohamed Fall
(Facebook – Le 11 mai 2024)
Je suis né à Saint-Louis, le 24 septembre 1867
Mon père, Bou El Mogdad, anciennement interprète de Faidherbe, et ma mère, Coumba Anne, fille de Ndiaye Anne, qui a été cadi de Saint-Louis et fondateur de la présente mosquée, m’ont envoyé quand j’avais 9 ans dans le pays des Maures, dans le Trarza, chez les Oulad Dayman, fraction des Idabum, auprès de la famille des Ahl Lamana, pour y étudier, comme mon père l’avait fait durant sa jeunesse.
Là-bas, je trouvais mon frère aîné Abdoulaye qui m’y a précédé, et plus tard se joindront à nous mes jeunes frères, d’abord el-Hadji Aynina Seck, l’actuel cadi de Saint-Louis et officier de la Légion d’Honneur, puis Souleymane Seck, qui était professeur d’arabe à la Medersa de Saint-Louis et cadi de Saint-Louis avant sa mort en 1914.
Dans la tribu où nous étions, il y avait plusieurs écoles coraniques pour les débutants et une d’enseignement supérieur où on apprenait le droit musulman, la théologie, la grammaire, l’histoire de l’Arabie avant Muhammad (PSL) et la vie de Muhammed (PSL), par des professeurs spécialisés dont Mohamed Fall, père de l’actuel cadi supérieur du Trarza, le défunt Mohamed ould Alioune, Ahmed ould Jemad, encore en vie, Ahmed ould Salum, Mohameden ould Ahmedu.
Nous sommes restés dans le Trarza, Abdoulaye et moi, et avons perdu le contact avec le sud et le pays des noirs et même oublié notre langue [wolof], vivant comme nos professeurs qui ne faisaient pas de distinction entre leurs propres enfants et nous, de sorte que dans l’esprit des Maures nous étions une famille mauritanienne qui résidait à Saint-Louis où notre résidence, jamais vide des Maures, semblait appartenir à ceux qui nous avaient élevé, puisque quand ils venaient (à Saint-Louis), ils se considéraient comme chez eux.
Ces vieilles et solides relations liaient notre famille aux autres tribus, maraboutiques comme guerrières, ce qui explique la fréquentation assidue de notre maison en toute saison par les Maures, qui sont devenus des membres de notre famille et nos parents.
Notre tribu adoptive, nomadisait dans tous les confins du Trarza à la recherche de pâturages, jusqu’aux limites du Brakna à l’est et de l’Adrar au nord, particulièrement durant l’hivernage. Cela nous a permis, mon frère et moi de connaitre depuis notre enfance ces notables encore vivants qui étaient nos camarade d’âge et compagnons de jeu.
En ce temps-là, je ne me doutais pas que j’aurai l’honneur et le plaisir de servir la grande et généreuse France dans ces zones que j’ai parcourues durant mon enfance. À la mort de mon père en 1882, ma famille, composée de femmes et d’enfants, était sans soutien et démunie. Mais suite à la requête de l’administration, le conseil général octroya une pension à ma mère, sur le budget local (« Soutiens aux orphelins Bou el Mogdad »), une pension qui nous a permis de poursuivre nos études et de faire tenir la maisonnée. De plus, le colonel Brière de l’Isle, qui était gouverneur du Sénégal à l’époque, prit mon frère Abdoulaye dans le corps des interprètes, en sachant bien qu’il ne parlait pas un mot de français et avait presque oublié sa langue maternelle [wolof]. Mais Abdoulaye, inscrit à l’école, se rattrapa et offrit ses bons services jusqu’à sa mort en 1887.
Après ces gestes généreux du gouverneur et reconnaissant les services divers de Bou el Mogdad et d’Hamat Ndiaye Anne, tous deux officiers de la légion d’honneur, beaucoup de Mauritaniens, dont l’émir Ely ould Mouhamed Habib du Trarza, écrivirent des lettres à l’administration pour les remercier du traitement (généreux) de l’administration envers une famille qu’ils considéraient comme leurs parents. Comme le colonel Brière de l’Isle (envers Abdoulaye), M. Genouille, qui était gouverneur du Sénégal, me fit le même honneur, et je fus nommé interprète de 2e classe avec un salaire de 1800 francs, le même grade et salaire qu’Abdoulaye avait. Et cela, en dépit du fait que je n’avais jamais été en contact avec les Européens et ne pouvait parler leurs langues. Le jour même de ma nomination, je fus admis à l’école, que je fréquentais irrégulièrement parce que j’étais le plus souvent sollicité par le bureau des affaires politiques pour m’occuper de la correspondance en arabe, en dépit de mes lacunes en français. Pour surmonter mes limites, j’étais attaché à un interprète, à qui je donnais les traductions (de l’arabe) en wolof et il se chargeait de les communiquer en français. Quand il s’agissait de traduire les lettres du français à l’arabe, on procédait de la même manière mais dans l’autre sens.
[Juste avant mon départ de Saint-Louis pour une mission], on me chargea d’une mission concernant Cheikh Sidiyya [en 1898]. La guerre entre les Ould Abyayri [tribu de Cheikh Sidya] et les Ijaydba l’avait obligé à abandonner son parcours normal et à s’installer au nord-ouest de Dagana. J’allais au port fluvial à bord du bateau-citerne Akba dans le but de ramener ce chef religieux à Saint-Louis, ville qu’il n’avait jamais vue. C’est à ce moment qu’il est devenu notre très précieux allié pour toutes nos entreprises en pays maure.
Durant son séjour à Saint-Louis, il me disait souvent à quel point il ignorait nos [activités] et combien il a été surpris de constater comment les Français traitaient les musulmans et le degré de liberté religieuse dans la capitale. Cheikh Sidiyya s’étonna du respect des Français pour les indigènes d’Afrique du nord et de la religion de Muhammad, et aussi comment ils aidaient de diverses manières [les Musulmans] à remplir leurs obligations religieuses.
Mais il me dit qu’au fond ce n’était pas étonnant puisque les Français avaient trouvé là-bas [en Afrique du nord] des gouvernements civilisés et indépendants dont les lois promouvaient la liberté religieuse, alors que dans le pays des noirs ces choses n’existaient pas, puisque les seules entités étaient de petits et insignifiants roitelets noirs qui n’ont jamais connu la civilisation. C’était donc par générosité et par noblesse que [les Français] ont agi envers les noirs.
Un jour, le gouverneur du Sénégal a demandé Shaikh Sidiyya à visiter Saint- Louis et mis à sa disposition un chariot tiré par deux chevaux et m’a demandé de l’escorter. Lors de son excursion, le marabout a commencé par la caserne d’artillerie pour voir les canons et les mules [pour les dessiner] ainsi que les artilleurs européens. Après sa visite, le Cheikh m’a dit ceci : « Si mon père [sic : grand-père en fait] Cheikh Sidya El-Kebir avait connu les Français et vu ce que j’ai vu de mes propres yeux, il n’aurait certainement pas donné sa bénédiction et ses prières aux Maures [l’émir du Trarza, Mohamed el-Habib] dans leurs querelles avec les Français ».
Document extrait des archives mauritaniennes
Source : Ould Omeïr Mohamed Fall
(Facebook – Le 11 mai 2024)