LA CAPTURE DE M. BRÜE, DIRECTEUR DE LA COMPAGNIE DU SÉNÉGAL PAR LE DAMEL LAT SOUKABE, EN 1701 RELATÉE PAR LE GÉNÉRAL FAIDHERBE
Le Père Labat, de l'ordre des Frères Prêcheurs, nous a laissé un ouvrage sur le Sénégal, paru en 1728 sous le titre de Nouvelle Relation de l’Afrique occidentale. Le Père Labat n'avait pas vu ces pays, et il composa son ouvrage d'après les notes de M. Brüe, ce célèbre directeur de la Compagnie du Sénégal, puis de la Compagnie des Indes, l'homme le plus remarquable de tous ceux qui ont dirigé les affaires de ces établissements pendant les dix-septième et dix-huitième siècles.
C'est de cet ouvrage que nous extrayons ce qui suit :
"Le sieur Brue avait toujours entretenu une étroite correspondance, depuis qu'il était en Afrique, avec Linguére, mère du Damel Latir-Fal Soucabé, roi du Cayor. Il avait connu cette princesse la première fois qu'il alla voir Latir-Fal Soucabé. Il avait reconnu qu'elle était bienfaisante, généreuse, populaire, extrêmement obligeante, et que par son autorité elle empêchait une partie des violences et des extorsions de son fils.
Le sieur Brüe lui avait fait quelques présents qui lui avaient extrêmement plu, et elle en avait toujours été si reconnaissante qu'il ne se passait point de mois qu'elle n'envoyât savoir de ses nouvelles, et qu'elle n'accompagnât ses compliments de quelque présent; tantôt c'était du tabac excellent, tantôt de belles pagnes, des pipes, des fruits et autres choses quelquefois même elle lui envoyait des négresses jeunes et très belles, et elle avait soin de recommander à ses gens de ne rien recevoir de ce que le Général leur voudrait donner en échange, selon la coutume des nègres.
Au mois de mai 1701, Damel Latir-Fal, qui avait des griefs contre le sieur Brüe au sujet (les opérations de traite, lui fit savoir qu'il serait incessamment. à Rufisque avec un bon nombre de captifs, et que s'il s'y voulait rendre, ils oublieraient de part et d'autre tout le passé et qu'ils feraient ensemble une bonne traite.
Malgré toute la répugnance que Brùe avait à se livrer ainsi entre les mains d'un ennemi dangereux comme était Damel, il crut qu'il fallait en cette occasion obéir à la Compagnie, de crainte que s'il arrivait quelque malheur aux affaires, on ne s'en prit à lui. Il alla donc attendre Damel à Rufisque, et fit porter toutes les marchandises dont il crut avoir besoin. Damel arriva à Rufisque le 05 mai 1701 ce ne furent d'abord que compliments et protestations d'amitié, avec des assurances que rien ne serait plus capable d'y apporter la moindre altération.
En attendant que les captifs arrivassent, Damel était sans cesse avec le Général, tantôt dans le logement des Français, et tantôt dans le sien propre. Enfin, le jour qu'il devait consigner les captifs, qui effectivement étaient arrivés en bon nombre, ce prince proposa au sieur Brüe d'aller prendre l'air à cheval, en attendant qu'on eût tout préparé pour l'embarquement. Ils y furent, le Roi accompagné de ses officiers, et le Général seulement avec deux commis. Ils allèrent à une lieue de Rufisque, à un village nommé Teynier, appartenant à Condy, un des lieutenants généraux de Damel.
On entra dans la case et on s'assit mais un moment après, le Roi se leva et pria le sieur Brùe de l'attendre un moment et qu'il allait revenir. Condy entra un moment après avec plusieurs hommes armés, et dit au sieur Brüe qu'il avait ordre de s'assurer de sa personne. Et dans l'instant les satellites qu'il avait avec lui se jetèrent sur le Général, le désarmèrent, et on amena dehors les deux commis après les avoir désarmés.
On arrêta dans le même temps tous les Français qui étaient a Rufisque et au Cap-Bernard. Tout ceci se passa le 6 juin 1701, et on n'oublia pas de piller et d'enlever toutes les marchandises, tous les meubles qui étaient dans le logement du Général, et jusqu'à ses propres habits et ceux des Français qui avaient été arrêtés avec lui et dans les deux autres lieux que je viens de nommer.
Le Roi envoya un de ses officiers au Général lui dire qu'il le traitait ainsi parce qu'il avait chassé et enlevé les navires étrangers qui étaient venus pour traiter avec lui, et qu'il prétendait qu'on l'indemnisât de toutes les pertes qu'il disait avoir faites par l'enlèvement de ces vaisseaux.
Le Général répondit aisément à tous ces griefs, mais il ne put obtenir de voir le Roi ni aucun Français. Il était gardé à vue, Condy couchait dans sa chambre, et il y avait sans cesse vingt-cinq ou trente hommes armés qui entouraient la case, avec deux gros corps de garde à vingt pas de là.
Damel proposa à son Conseil de faire couper la tête au sieur Brùe; c'était le sentiment de l'alquier de Rufisque, qui représentait que si le Général sortait de leurs mains, il ne manquerait point de s'en venger sur eux, de les enlever et de brûler le village.
Cet avis ne fut pouvant pas suivi; les plus judicieux de ses conseillers virent bien qu'après une telle perfidie, il faudrait se résoudre à une guerre éternelle avec les Français, qui ne manqueraient pas de désoler leur pays et de s'unir avec leurs ennemis pour les détruire. Ils dirent an Roi qu'il valait mieux en tirer une grosse rançon, et cet avis se trouva assez conforme au génie avare de ce prince.
On entra donc en négociation avec les officiers français de l'ile de Gorée, qui désespérés de la détention de leur général, cherchaient tous les moyens de lui procurer la liberté. Ils envoyèrent des barques le long de la cote pour avertir les navires français qui s'y trouveraient de revenir incessamment à Gorée, afin d'attaquer les Nègres et leur enlever leur général, et cependant ils entrèrent en négociation avec les officiers de Damel.
Ce prince faisait monter ses prétentions extrêmement haut, et outre le pillage qu'il avait fait des effets de la Compagnie et de ceux du sieur Brüe, il voulait encore avoir tout l’or, tous les captifs et toutes les marchandises qui se trouveraient dans les magasins de Gorée et dans le vaisseau le Saint François- ePaule, qui venait d'arriver de France.
On disputa longtemps de part et d'autre, et enfin on convint d'un présent qui, avec le pillage des effets de la Compagnie, montait à la somme de 20 779 livres, monnaie du pays, c'est-à- dire les marchandises évaluées au prix du pays et non sur le pied de leur achat en France, ce qui pouvait revenir environ à 7 000 livres, sans compter la perte particulière du Général, qui montait à plus de 6000 livres, argent de France, tant en habits, argenterie, meubles, bagues et autres effets qu'on avait enlevés dans son logement, et sur lui-même, ayant été entièrement dépouillé.
Il fut douze jours entiers gardé à vue jour et nuit sans pouvoir parler à personne de ses gens et sans avoir un interprète. Il n'y avait que la mère de Condy et ses femmes qui le venaient saluer tous les matins, lui apportaient du tabac, et en lui marquant qu'elles prenaient beaucoup de part à sa disgrâce, lui disaient que Dieu y remédierait.
Le traité et la détention du Général auraient été plus longtemps à se conclure sans l'arrivée de deux navires de France et de quelques autres bâtiments qui vinrent mouiller à Rufisque, et qui étaient prêts à faire une descente. Damel eut peur, il fit conclure le traité, reçut le prix de sa perfidie et partit sur le soir le 17 juin 1701, et on rendit la liberté au sieur Brùe sur les deux heures après minuit. Il partit sur-le-champ de ce funeste lieu, se rendit à Rufisque et s'embarqua sur un des vaisseaux de la Compagnie, qui le porta à Gorée, ou il fut reçu avec une joie extraordinaire par tous ses officiers, qui étaient prêts à tout risquer pour sa délivrance, et qui l'auraient fait s'ils n'eussent appréhendé que le perfide Damel ne lui eût fait couper la gorge
AMADOU BAKHAW DIAW
Le Père Labat, de l'ordre des Frères Prêcheurs, nous a laissé un ouvrage sur le Sénégal, paru en 1728 sous le titre de Nouvelle Relation de l’Afrique occidentale. Le Père Labat n'avait pas vu ces pays, et il composa son ouvrage d'après les notes de M. Brüe, ce célèbre directeur de la Compagnie du Sénégal, puis de la Compagnie des Indes, l'homme le plus remarquable de tous ceux qui ont dirigé les affaires de ces établissements pendant les dix-septième et dix-huitième siècles.
C'est de cet ouvrage que nous extrayons ce qui suit :
"Le sieur Brue avait toujours entretenu une étroite correspondance, depuis qu'il était en Afrique, avec Linguére, mère du Damel Latir-Fal Soucabé, roi du Cayor. Il avait connu cette princesse la première fois qu'il alla voir Latir-Fal Soucabé. Il avait reconnu qu'elle était bienfaisante, généreuse, populaire, extrêmement obligeante, et que par son autorité elle empêchait une partie des violences et des extorsions de son fils.
Le sieur Brüe lui avait fait quelques présents qui lui avaient extrêmement plu, et elle en avait toujours été si reconnaissante qu'il ne se passait point de mois qu'elle n'envoyât savoir de ses nouvelles, et qu'elle n'accompagnât ses compliments de quelque présent; tantôt c'était du tabac excellent, tantôt de belles pagnes, des pipes, des fruits et autres choses quelquefois même elle lui envoyait des négresses jeunes et très belles, et elle avait soin de recommander à ses gens de ne rien recevoir de ce que le Général leur voudrait donner en échange, selon la coutume des nègres.
Au mois de mai 1701, Damel Latir-Fal, qui avait des griefs contre le sieur Brüe au sujet (les opérations de traite, lui fit savoir qu'il serait incessamment. à Rufisque avec un bon nombre de captifs, et que s'il s'y voulait rendre, ils oublieraient de part et d'autre tout le passé et qu'ils feraient ensemble une bonne traite.
Malgré toute la répugnance que Brùe avait à se livrer ainsi entre les mains d'un ennemi dangereux comme était Damel, il crut qu'il fallait en cette occasion obéir à la Compagnie, de crainte que s'il arrivait quelque malheur aux affaires, on ne s'en prit à lui. Il alla donc attendre Damel à Rufisque, et fit porter toutes les marchandises dont il crut avoir besoin. Damel arriva à Rufisque le 05 mai 1701 ce ne furent d'abord que compliments et protestations d'amitié, avec des assurances que rien ne serait plus capable d'y apporter la moindre altération.
En attendant que les captifs arrivassent, Damel était sans cesse avec le Général, tantôt dans le logement des Français, et tantôt dans le sien propre. Enfin, le jour qu'il devait consigner les captifs, qui effectivement étaient arrivés en bon nombre, ce prince proposa au sieur Brüe d'aller prendre l'air à cheval, en attendant qu'on eût tout préparé pour l'embarquement. Ils y furent, le Roi accompagné de ses officiers, et le Général seulement avec deux commis. Ils allèrent à une lieue de Rufisque, à un village nommé Teynier, appartenant à Condy, un des lieutenants généraux de Damel.
On entra dans la case et on s'assit mais un moment après, le Roi se leva et pria le sieur Brùe de l'attendre un moment et qu'il allait revenir. Condy entra un moment après avec plusieurs hommes armés, et dit au sieur Brüe qu'il avait ordre de s'assurer de sa personne. Et dans l'instant les satellites qu'il avait avec lui se jetèrent sur le Général, le désarmèrent, et on amena dehors les deux commis après les avoir désarmés.
On arrêta dans le même temps tous les Français qui étaient a Rufisque et au Cap-Bernard. Tout ceci se passa le 6 juin 1701, et on n'oublia pas de piller et d'enlever toutes les marchandises, tous les meubles qui étaient dans le logement du Général, et jusqu'à ses propres habits et ceux des Français qui avaient été arrêtés avec lui et dans les deux autres lieux que je viens de nommer.
Le Roi envoya un de ses officiers au Général lui dire qu'il le traitait ainsi parce qu'il avait chassé et enlevé les navires étrangers qui étaient venus pour traiter avec lui, et qu'il prétendait qu'on l'indemnisât de toutes les pertes qu'il disait avoir faites par l'enlèvement de ces vaisseaux.
Le Général répondit aisément à tous ces griefs, mais il ne put obtenir de voir le Roi ni aucun Français. Il était gardé à vue, Condy couchait dans sa chambre, et il y avait sans cesse vingt-cinq ou trente hommes armés qui entouraient la case, avec deux gros corps de garde à vingt pas de là.
Damel proposa à son Conseil de faire couper la tête au sieur Brùe; c'était le sentiment de l'alquier de Rufisque, qui représentait que si le Général sortait de leurs mains, il ne manquerait point de s'en venger sur eux, de les enlever et de brûler le village.
Cet avis ne fut pouvant pas suivi; les plus judicieux de ses conseillers virent bien qu'après une telle perfidie, il faudrait se résoudre à une guerre éternelle avec les Français, qui ne manqueraient pas de désoler leur pays et de s'unir avec leurs ennemis pour les détruire. Ils dirent an Roi qu'il valait mieux en tirer une grosse rançon, et cet avis se trouva assez conforme au génie avare de ce prince.
On entra donc en négociation avec les officiers français de l'ile de Gorée, qui désespérés de la détention de leur général, cherchaient tous les moyens de lui procurer la liberté. Ils envoyèrent des barques le long de la cote pour avertir les navires français qui s'y trouveraient de revenir incessamment à Gorée, afin d'attaquer les Nègres et leur enlever leur général, et cependant ils entrèrent en négociation avec les officiers de Damel.
Ce prince faisait monter ses prétentions extrêmement haut, et outre le pillage qu'il avait fait des effets de la Compagnie et de ceux du sieur Brüe, il voulait encore avoir tout l’or, tous les captifs et toutes les marchandises qui se trouveraient dans les magasins de Gorée et dans le vaisseau le Saint François- ePaule, qui venait d'arriver de France.
On disputa longtemps de part et d'autre, et enfin on convint d'un présent qui, avec le pillage des effets de la Compagnie, montait à la somme de 20 779 livres, monnaie du pays, c'est-à- dire les marchandises évaluées au prix du pays et non sur le pied de leur achat en France, ce qui pouvait revenir environ à 7 000 livres, sans compter la perte particulière du Général, qui montait à plus de 6000 livres, argent de France, tant en habits, argenterie, meubles, bagues et autres effets qu'on avait enlevés dans son logement, et sur lui-même, ayant été entièrement dépouillé.
Il fut douze jours entiers gardé à vue jour et nuit sans pouvoir parler à personne de ses gens et sans avoir un interprète. Il n'y avait que la mère de Condy et ses femmes qui le venaient saluer tous les matins, lui apportaient du tabac, et en lui marquant qu'elles prenaient beaucoup de part à sa disgrâce, lui disaient que Dieu y remédierait.
Le traité et la détention du Général auraient été plus longtemps à se conclure sans l'arrivée de deux navires de France et de quelques autres bâtiments qui vinrent mouiller à Rufisque, et qui étaient prêts à faire une descente. Damel eut peur, il fit conclure le traité, reçut le prix de sa perfidie et partit sur le soir le 17 juin 1701, et on rendit la liberté au sieur Brùe sur les deux heures après minuit. Il partit sur-le-champ de ce funeste lieu, se rendit à Rufisque et s'embarqua sur un des vaisseaux de la Compagnie, qui le porta à Gorée, ou il fut reçu avec une joie extraordinaire par tous ses officiers, qui étaient prêts à tout risquer pour sa délivrance, et qui l'auraient fait s'ils n'eussent appréhendé que le perfide Damel ne lui eût fait couper la gorge
AMADOU BAKHAW DIAW