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Sénégal: le secteur de la santé malade de ses lobbies.

Mercredi 8 Juin 2016

Le système public de santé sénégalais traverse une crise profonde et multiforme. Pourtant, à observer les autorités en charge de la Santé et de l’Action sociale dans leurs campagnes médiatico-folkloriques, on a l’impression que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, avec la perspective de régler, à court terme, la problématique de la demande de soins grâce à la Couverture Maladie Universelle. Mais dans la réalité, on se rend compte que les structures de soins sont le théâtre de drames quotidiens parfois relayés par la presse. Plus grave, ces tragédies spectaculaires, que la presse à sensation affectionne particulièrement et auxquelles nos gouvernants sont particulièrement allergiques ne sont que la face visible de l’iceberg, comme en attestent des taux de mortalité encore trop élevés.


Selon l’ANSD, le taux de mortalité infantile (0-1 an) est de 44,7‰et celui portant mortalité infanto-juvénile (0-5 ans) de 66,4‰
 
 INDICATEURS 2013 2014 2015
Taux de mortalité infantile (0-1 an) 47,8‰ 46,3‰ 44,7‰
Taux de mortalité infanto-juvénile (0-5 ans) 71,9‰ 69,1‰ 66,4‰


Evolution des taux de mortalité infantile et infanto-juvénile entre 2013 et 2015 au Sénégal


A titre de comparaison, les tableaux ci-dessous renseignent sur la place occupée par notre pays parmi divers pays africains et sur les progrès accomplis par ces mêmes pays, dans un intervalle de six ans, entre 2006 et 2009.
Pays Tunisie Cap Vert Maroc Ghana Sénégal Guinée Mauritanie
Mortalité Infantile 22,35‰ 23,45‰ 23,60‰ 37,37‰ 51,54‰ 53,43‰ 54,68‰

Comparaison des taux de mortalité infantile en 2015 dans quelques pays africains


Les chiffres diffèrent un peu, selon d’autres sources, même si la tendance est la même.
Pays Cap Vert Ghana Guinée Mauritanie Sénégal Maroc Tunisie
2009 41,35‰ 51,09‰ 65,22‰ 63,42‰ 58,94‰ 29,75‰ 22,57‰
2015 23,45‰ 37,37‰ 53,43‰ 54,68‰ 51,54‰ 23,60‰ 22,35‰
Ecart -17,90‰ -13,72‰ -11,79‰ -8,74‰ -7,40‰ -6,15‰ -0,22‰


Evolution des taux de mortalité infantile entre 2009 et 2015 de ces mêmes pays


Il ressort de l’analyse de ces tableaux que le taux de mortalité infantile dans notre pays est plus élevé que dans des pays comme la Tunisie, le Maroc et même le Cap-Vert. Mais plus grave, des pays voisins comme la Guinée ou la Mauritanie semblent progresser plus vite que nous dans la réduction de la mortalité infantile, malgré l’avance historique dont nous disposions, au début des années 60 (première école de médecine de l’AOF).

DES ACQUIS REELS A CONSOLIDER

Malgré un tableau d’ensemble assez préoccupant, il faut tout de même noter quelques initiatives louables comme la gratuité de la césarienne, une meilleure disponibilité et accessibilité financière des produits contraceptifs, l’introduction de nouveaux antigènes dans le programme élargi de vaccination (rotavirus, vaccin polio injectable, vaccin antipneumococcique, deuxième dose de vaccin antirougeoleux…). Il faut également se féliciter de la gratuité de la prise en charge du paludisme simple, de la tuberculose, des affections à VIH, ainsi que de l’acquisition de médicaments génériques contre les cancers, des progrès dans la prise en charge de certaines maladies transmissibles (paludisme, tuberculoses commune et multirésistante). Il y a aussi comme point positif à retenir la mise en branle de la couverture maladie universelle couplée à la gratuité de la prise en charge chez les enfants de moins de cinq ans et les personnes âgées de plus de 60 ans.
Les performances du système pourraient encore être meilleures, si elles ne subissaient pas les contraintes de l’approche-programme caractérisée par sa verticalité, une tendance à centraliser les activités et le rôle dominant des Partenaires Techniques et Financiers, qui ne prennent pas toujours en compte nos priorités nationales.
C’est le lieu de noter les déceptions liées à la mise en œuvre du COMPACT, instrument censé définir un cadre unique et harmonisé d’interventions pour le Gouvernement et les Partenaires Techniques et Financiers.

UNE OFFRE DE SOINS INADAPTEE ET INSUFFISANTE


Au-delà des indicateurs sanitaires parfois flatteurs, traduisant cependant, très souvent, des progrès éphémères et fragiles, il demeure indéniable que les Sénégalais, dans leur écrasante majorité, rencontrent d’énormes difficultés en ce qui concerne l’accès aux soins curatifs, surtout lorsqu’ils se trouvent en situation d’urgence, confrontés à des affections mettant leur vie en danger.

En effet, en plus du mauvais accueil, qui constitue un véritable casse-tête pour les autorités ministérielles, on observe presque quotidiennement le cas d’urgences médicales refoulées sans ménagement de structures de soins – très souvent pour défaut de paiement d’avances au comptant – avec parfois des issues fatales.

C’est ce qui nous conduit à penser, que notre système sanitaire est caractérisé par son incapacité à fournir une offre de soins à même de faire face à une demande de soins toujours croissante et plus diversifiée, du fait de la transition épidémiologique.

UN SYSTEME SANITAIRE SANS RESSOURCES ET MAL GERE

Le financement de la Santé pâtit, au même titre que le Secteur de l’Education, de la réduction drastique des budgets de fonctionnement au sein du Ministère de la Santé et de l’Action Sociale, ainsi que de politiques de gratuité pas toujours suffisamment élaborées (mauvais ciblage, retard dans les remboursements, clientélisme…), autant de contraintes, qui vont finir par compromettre l’accès des communautés aux services socio-sanitaires de base. Il faut également déplorer la mainmise de la Présidence de la République sur l’essentiel des ressources dévolues à l’Action sociale à travers la Délégation Protection Sociale et à la Solidarité Nationale.

Par ailleurs, on ne peut que déplorer la déficience de la chaîne de commandement du Ministère en charge de la Santé, qui semble accaparé par ses grands dossiers nationaux, dont la presse se fait quotidiennement et de manière abusive, l’écho.


Cela se fait au détriment des réseaux de soins de proximité que constituent les districts sanitaires, dont la plupart des activités sont financées par les partenaires techniques et financiers, qui contournent parfois les autorités sanitaires régionales. De plus, la politique de décentralisation, avec l’adoption récente de l’Acte 3, élaboré dans la plus grande précipitation et sans une claire définition des prérogatives des différents acteurs, est venue aggraver la situation (licenciements arbitraires et abusifs, retard de salaires), contribuant à désarticuler les systèmes locaux de santé.


Quant aux structures hospitalières, elles évoluent depuis 1998, dans un contexte de Réforme Hospitalière, marqué par ce que la Banque Mondiale elle-même qualifie d’autonomie hospitalière excessive, où les procédures de contrôle sont sans efficacité réelle, ce qui est à l’origine d’une mal-gouvernance et de dysfonctionnements managériaux majeurs de la part d’administrateurs hospitaliers de plus en plus enclins à se constituer en groupe de pression.


DIVERSITE DES ACTEURS ET FAIBLESSE DE LA RIPOSTE


Face à ce tableau peu reluisant de la politique sanitaire nationale, on est surpris devant la faiblesse de la riposte de la société civile incluant les syndicats et les associations d’usagers.

Cet état de fait découle de l’extrême dispersion et de l’hétérogénéité des acteurs censés servir de contrepoids et/ou de force de propositions.

Le SAMES, censé regrouper les cadres de santé du secteur public ne concerne que les médecins. En effet les pharmaciens et chirurgiens-dentistes dont la très grande majorité évolue en dehors du secteur public sont très peu représentés dans ce syndicat, qui vient de leur offrir, lors de son dernier Congrès, la possibilité d’adhésion.

Le syndicat des médecins privés et les ordres professionnels (médecins, pharmaciens et chirurgiens-dentistes) dans lesquels les praticiens privés jouent les premiers rôles sont plus mus par la défense d’intérêts corporatistes et se prononcent rarement sur la politique sanitaire mise en œuvre par le gouvernement.


Le déclin démocratique du SUTSAS a conduit à l’émergence d’organisations rivales telles que le SYNTRAS, le SAS, le SUDTM/FGTS. Cette baisse de la représentativité du SUTSAS, qui risque de s’accentuer en raison du vieillissement progressif de ses cadres syndicaux, s’accompagne d’un enrôlement  – sur des bases extra-syndicales et de clientélisme – de personnels de soutien (cuisine, nettoiement…) et d’agents de santé communautaire.

En outre, il est aisé de constater qu’infirmiers d’Etat et sages-femmes d’Etat se reconnaissent davantage dans leurs organisations professionnelles que sont l’ANIIDES et l’ANSFES. Plusieurs d’entre eux, devenus techniciens supérieurs de santé délaissent de plus en plus l’activité syndicale militante et privilégient leurs propres associations (kinésithérapeutes, techniciens en réanimation, radiologie…)

On assiste ainsi à l’embrigadement de jeunes et nouveaux militants, dont la plupart sont caractérisés par la précarité de leurs statuts et une immaturité syndicale notoire par des aristocraties syndicales locales, confluant  en lobbies nationaux ne roulant que pour leurs propres intérêts.

A la faveur de la Réforme Hospitalière, les établissements publics de santé ont vu le développement fulgurant de personnels administratifs et de soutien.

Les Conseils d’Administration sont eux-mêmes caractérisés par la prédominance d’acteurs non sanitaires provenant de l’Administration centrale et de personnalités qualifiées très souvent choisies sur des bases clientélistes. Les personnels ne sont représentés que par un seul délégué, tandis que les cadres de santé y siègent par l’intermédiaire du président de la CME.

Les représentants des usagers sont désignés de manière discrétionnaire par les bureaux des associations de consommateurs, sur lesquelles les citoyens des quartiers polarisés par la structure n’ont aucune prise.

Les acteurs communautaires jouent un rôle très important au niveau des systèmes de santé des districts. L’essentiel du fonctionnement courant des structures est financé par les recettes gérées par les comités de santé et issues de la participation des populations à l’effort de santé.

La mise en œuvre  des programmes de santé nécessite l’enrôlement avec l’aide des organisations communautaires de base, de relais communautaires et de badjenou gox, qui jouent un rôle de plus en plus important dans le système sanitaire alors qu’ils ne bénéficient d’aucun statut clairement défini.

On aboutit à un enchevêtrement d’acteurs provenant d’origines diverses (Etat, Universités, collectivités locales, communautés…) au niveau du système sanitaire, avec émiettement de leurs prérogatives, ce qui complexifie d’autant la coordination.

C’est dire que s’il faut se réjouir de la nouvelle loi sur le statut du personnel hospitalier il est impératif de prendre en compte la nécessité de mesures d’accompagnement. Faute de quoi, la mise en œuvre de ce nouveau statut risque de conduire à la non-soutenabilité de la masse salariale, sans oublier le hiatus prévisible entre les personnels hospitaliers et les autres catégories (ceux évoluant dans l’administration régionale et centrale ainsi que les agents du système de santé de district).

ABSENCE DE DIALOGUE SOCIAL DANS LES STRUCTURES SOCIO-SANITAIRES

Cette diversité dans la provenance des acteurs, au sein du système de santé, la raréfaction des ressources doublée d’une mauvaise gestion (corruption, conflit d’intérêts, recrutement abusif de personnel non qualifié, gestion non démocratique des ressources humaines), donne lieu à des tensions sociales récurrentes et exacerbées. Tout cela intervient dans un contexte de collusion manifeste entre les 2 ordres de lobbies que constituent des membres de l’administration sanitaire et certains états-majors syndicaux, qui ne s’opposent que quand leurs intérêts divergent sur des questions ponctuelles.

Certains leaders syndicaux, au lieu de revendiquer un dialogue social conestructif, apportent leur caution à la domestication des organisations censées défendre les travailleurs et les consommateurs, d’où la transformation des organes délibérants en caisses de résonance, au profit d’intérêts occultes.

C’est pour juguler les mouvements revendicatifs des travailleurs, que les structures sanitaires – particulièrement, les hôpitaux- deviennent de plus en plus des espaces de non-droit, où les travailleurs sont intimidés et où le droit à l’information du public ainsi que la liberté de réunion sont bafoués.

Nous citerons à titre d’exemples, le cas de Guy Marius Sagna et celui de Cheikh Seck, victimes de répression injustifiée durant l’année 2015, pour avoir dénoncé, l’un, une gestion peu orthodoxe à Sédhiou et l’autre, des attributions nébuleuses de marchés à HOGGY.

QUELLES PERSPECTIVES DE SORTIE DE CRISE ?

C’est parce que le système public de santé de notre pays s’achemine lentement, mais sûrement vers une crise majeure et que l’accessibilité aux soins risque d’être progressivement compromise, malgré le tapage folklorique sur la couverture maladie universelle, que nous pensons qu’il est temps de réagir.

Nous voulons, avec l’aide de la société civile, amener les communautés à s’impliquer réellement dans la prise en charge de leur santé, depuis la planification jusqu’au suivi-évaluation, en passant par la mise en œuvre.
Cela passe par la neutralisation de certains groupes de pression, qui ont choisi de faire de structures à vocation humaniste voire humanitaire des vaches à lait en vue d’un enrichissement accéléré.

Nous saluons la mise sur pied par le SAMES, le SYNTRAS, la CNTS/Santé et le SUDTM/FGTS d’une structure dénommée Syndicats de la santé dans l’action unitaire (2S.A.U). Nous exhortons ces camarades à s’engager davantage sur les questions liées à la gouvernance sanitaire et à la gestion démocratique du personnel, contre des pratiques de corruption et de clientélisme, en complicité avec les décideurs locaux.

Nous souhaitons également, que les pouvoirs publics restaurent la plénitude de leur leadership au niveau du Ministère de la Santé et de l’Action sociale, aussi bien au niveau du système de district, celui des établissements publics de santé, que celui des services sociaux, dans les secteurs public et privé.

Pour relever ces défis et beaucoup d’autres, nous comptons élever d’un cran la lutte contre la mal-gouvernance sanitaire, engager une campagne d’explication à l’endroit des usagers du service public en général, mais plus particulièrement des professionnels de santé, des chercheurs en sciences sociales, des responsables d’ONG, des élus locaux, des leaders d’opinion et personnes ressources…etc., afin de constituer une Coalition pour la Santé.
La réussite d’une telle entreprise suppose la neutralisation des puissants lobbies, qui ont pris notre système sanitaire en otage.

Dr Mohamed Lamine LY

 


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