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« Procès » du 05 septembre 1895 : de la rumeur à la consécration - Par Moustapha Diop

Jeudi 4 Septembre 2014

A l’heure de la commémoration du 119e anniversaire des Rakkas de Ndar (Saint-Louis), il me semble important de dépasser le simple émotionnel, pour nous interroger sur le sens du procès du 05 septembre 1895. Le nom de Serigne Touba est apparu pour la première fois en mars 1889 dans une correspondance officielle, lorsque le Département des Affaires Politiques écrit à l’Administrateur de Kajoor son inquiétude au sujet des rumeurs sur le « marabout appelé Amadou Bamba » installé entre Baol et Kajoor et qui ralliait de nombreux adeptes. L’on demanda à l’administrateur Angot de procéder à une enquête très discrète. En avril 1889, il rapporte « Au cours de ma mission, j’ai réalisé des enquêtes dans différents endroits sur les activités du marabout. Partout…j’ai entendu grand bien à son sujet. Il s’agit d’un homme pieux et tranquille dont la seule faute est qu’il s’occupe d’un grand nombre de « moins que rien » dont il fait des élèves marabouts et si ces gens ne sont pas étroitement surveillés, ils causeront progressivement des difficultés ».


En juillet 1895, Leclerc, administrateur du cercle de Saint-Louis, dit que Serigne Touba avait tenu une réunion devant 700 hommes, dont de nombreux anciens partisans de Lat Dior. Lisons ensemble ce qu’il rapporte « Je ne connais pas les mots exacts de son discours, mais il est certain, pour quiconque connaît la prudence d’Amadou Bamba, qu’il n’avait pas dit de choses répréhensibles. Mais il n’en a pas moins certain que dans la soirée, alors que le marabout parlait dans sa hutte…ses talibés circulaient de groupe en groupe, donnant des instructions pour un soulèvement plus tard dans l’année ». Le mois suivant de la même année, le même Leclerc avertit « Tous les anciens partisans du Damel, tous les tiédos qui vivent uniquement par la guerre et le pillage et que l’actuelle administration a réduit à la misère, se sont regroupés autour du mahdi marabout, le destructeur de l’homme blanc… ». « Arrêté » le 10 aout 1895, son procès ouvert le 05 septembre 1895, sans preuves avérées, le Conseil Privé décida de déporter Serigne Touba au Gabon pour une durée de 7 ans. Serigne Touba fut déporté sur la base de rumeurs et la plus mobilisée est celle liée à la lutte armée. Regardons ce que le Conseil dit « D’ailleurs, depuis qu’Amadou Bamba nous est connu il n’a pas eu d’autre façon de procéder que les MABA, les AMEDOU CHEIKHOU, les MAHMADOU LAMINE et les SAMBA DIAMA, et l’on est frappé par la similitude qui existe entre les protestations d’amitié qu’il nous fait en 1889… »

Le 05 septembre au matin, lors de la séance du Conseil Privé qui se terminera notamment par la déportation de Serigne Touba, la rumeur a eu des échos. Parmi les accusations contre Serigne Touba aussi nombreuses que disparates, aucun élément objectif sur le projet de lutte armée, que des rumeurs… Lors de ce débat, y a même pas eu débat car Serigne Touba fut presque privé de parole. Qu’est ce que l’Autorité Coloniale évoque la menace d’une lutte armée, la collusion des tiédos avec Serigne Touba. De quoi se réfère-t-elle, une lettre écrite par Mame Abdou Lô avec le sceau de Samba Laobé Penda. Ainsi, aucun doute ne persiste sur l’élément clé de la fable, à savoir la lettre de « Samba Laobé Penda» qui était la fameuse preuve matérielle des « visées » de lutte armée de Serigne Touba. Cette lettre, rappelons-le a été écrite, déposée et lue par la même personne (Mame Abdou Lô), reconnue comme authentique. Ne quittons pas encore cette journée du 05 septembre 1895 exaltée par les mourides comme un moment de résistance héroïque de Serigne Touba contre l’autorité coloniale, perçue par les fabricants de la rumeur comme un moment pour en finir avec Serigne Touba. La dénonciation de Mame Abdou Lô était bâclée et mal documentée ; elle mélangeait des accusations et des motifs sans fondement et même fantaisistes.

Même si la rumeur n’est pas importante à nos yeux, il semble pertinent qu’on s’y attarde. Non pas pour en examiner le bien-fondé, c’est, au contraire, parce qu’elle est manifestement fausse, mais qu’elle nous permet de chercher les bases légales de la déportation de Serigne Touba au Gabon. La bataille à livrer contre Serigne Touba est soigneusement préparée notamment par la rumeur de sa disparition deux ans après sa déportation. A l’usage des mourides, on fabrique des « corpus de délits », dans une logique de travail de sape, sans quoi la déstabilisation de la mouriddiyyah ne serait pas possible. En effet, il est aisé de constater que cette fable se rattache à d’autres calomnies destinées à devenir autant de rumeurs, fabriquées de toutes pièces soit par les chefs locaux, soit par l’autorité coloniale. Des chefs locaux perfides et ignobles n’auraient-ils préparé leurs carrières par la calomnie ? Et l’autorité coloniale dans tout cela : c’est la première à avoir fabriquée et lancée la rumeur juste qu’elle était paniquée. La fable elle-même était habilement construite, avec une trame à la fois simple et attisant l’imaginaire collectif (l’achat d’armes, lutte armée) ; tout un réseau, notamment un réseau d’informateurs, est utilisé pour consolider la rumeur ; des informateurs ont été introduits au sein de la mouridiyyah rien que pour recueillir l’information suffisante pour réaliser les coups. Les rapports que rédigeaient les officiers français se basant sur leurs informateurs sont loin d’être neutres. Ils n’ont pas arrêtaient de déformer et de manipuler les informations rien que répondre aux préoccupations de l’autorité coloniale.

C’est pourquoi, il est impossible de comprendre la décision de déportation de Serigne Touba sans tenir compte du rôle que revient à la rumeur. En effet, les rumeurs sont réapparues tout au long de la trajectoire de Serigne Touba : rumeur encore à propos d’une guerre armée quand Allys l’administrateur du Cercle de Tivaouane utilise son agent secret de confiance Omar Niang pour infiltrer les disciples de Serigne Touba en se faisant passer pour talibé. Suite à cela, il fut déporté encore en mai 1903 en Mauritanie. En 1907, Serigne Touba revenu, fut mis en résidence surveillée à Théyyene dans Jolof où un agent secret envoyait un rapport journalier à Saint-Louis avec le détail de ses visiteurs et de leurs présents (Ba 1982, O’Brien 1971, Coulon 1982).

Il est un lieu commun, trop souvent oublié, qu’une rumeur fausse est un fait social réel ; en cela, elle recèle sa part de vérité historique non pas sur les nouvelles qu’elle fait ébruiter, mais sur les conditions de possibilité de son émergence et de sa diffusion, sur l’état d’esprit, les mentalités et l’imaginaire de ceux qui l’ont accepté comme véridique. Aussi, plus qu’une rumeur publique est fausse, absurde et fantasmatique, plus son histoire promet d’être riche en enseignements. Or, la fable Serigne Touba prêcheur d’une lutte armée a été déterminante pour sa déportation vers le Gabon. Si le 05 septembre 1895, la fable a réussi à se lover dans l’imaginaire des autorités coloniales, il convient alors de s’interroger sur cet imaginaire et sur l’évènement lui-même dont la rumeur inséparable au point d’en influencer le procès, toute fausse qu’elle fut. La rumeur s’est propagée par l’écrit (Mame Abdou Lô et la lettre de Samba Laobé, rapporté par Serigne Fallou Mbacké) et de bouche à oreille (quand le Gouverneur demande à Mame Abdou Lô : avec les rumeurs sur sa puissance, qu’en penses-tu, il faut le cueillir répond-t-il).

C’est vrai cet épisode de la séance du 05 septembre 1895 a été souvent théâtralisé par des faits et des gestes, mais qu’il atteste qu’un homme a dit, en s’adressant au Gouverneur Général de l’Afrique Occidentale Française : « Vous n’êtes point le propriétaire de Saint-Louis, vous avez trouvé Saint-Louis et après longtemps votre mort, Saint-Louis continuera à exister, alors les gens qui vous flattent sont entrain de vous tromper. Votre Créateur, C’est Lui Le Propriétaire de Saint-Louis ». On peut se souvenir d’autres choses, mais cette phrase est remplie de sens, car elle montre la Confiance de Serigne Touba en Allah (sws). Ce qui rappelle une autre phrase chantée « Le kun est plus fort que le canon », ce qui veut dire « Allah est plus fort que l’inventeur du canon ». A travers ces paroles se dégagent l’idée-image et le projet de Serigne Touba. Serigne Touba ne se reconnaissait que comme un esclave d’Allah (abdoullahi) au service du Prophète Mouhammad (psl) (khadimou Rassoul). Mais la réussite de cette fable est inséparable de la consécration de Serigne Touba. La consécration de Serigne s’est nourrit de cet imaginaire de rumeur comme il le dit lui-même «Ceux qui, en me déportant à travers l'océan cherchaient à me nuire, N'ont fait que contribuer à me rapprocher du Seigneur ».

Mais comme nous le savons, il n’est aucun événement historique qui n’épuise sa pleine signification au moment où il advient. Celle-ci, ou plutôt celles-ci, quand elles sont multiples et, de règle, contradictoires, viennent l’envahir, au fur et à mesure que ses conséquences se dégagent dans l’histoire. 119 ans plus tard, vivant des souvenirs de la déportation de Serigne Touba, ressassant la grandeur de cet homme, important de relire cette histoire en nous interrogeant : comment des sénégalais avaient-ils eu la scélératesse d’imaginer ce cachet et toutes les autres pièces par lesquelles l’autorité coloniale a voulu faire passer Serigne Touba comme un instigateur de la lutte armée ? J’en ai une réponse le danger de perdre ses privilèges fait perdre la tête et donne aussi de l’imagination. Autre question Mame Abdou Lô avait-il seul inventé la fable et fabriqué la pièce à conviction ? Qui d’autre avait trempé dans cette machination ? Avait-on lancé une seule version de la rumeur et laquelle, ou plutôt plusieurs versions simultanément dans l’espoir que l’une relaierait l’autre ? On ne le saura probablement jamais, de même que ne seront jamais éclaircis plusieurs autres épisodes de cette séance du 05 septembre 1895.

Moustapha DIOP (tapha.paris10@gmail.com)








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