Monsieur Patrice CORREA, le Sénégal, à l’instar de plusieurs pays, vit un frémissement des médias sociaux. Est-ce qu’il y a des raisons spécifiques de l’engouement pour ces médias sociaux ?
Oui et non ! Notre pays, comme tous les autres, est fasciné par la culture technologique caractéristique de notre époque, du fait du pouvoir « mystificateur » ou mythique de ces formidables outils qui changent et renouvellent nos façons de faire société, de construire notre rapport au monde et de définir nos identités. En cela, il n’ya rien de nouveau sous notre ciel. Ils nous « envoûtent » comme ils le font ailleurs, chez d’autres jeunes du monde, car c’est dans cette catégorie que l’engouement est le plus perceptible. Cependant, il faut, à mon avis, convoquer quelques explications complémentaires. Il s’agit de l’extraversion du Sénégalais, notamment du citadin sénégalais, car notre pays reste une plate-forme mondiale où s’invitent et s’expérimentent des modèles de vivre, d’agir, de consommer qui viennent des pays plus développés en technologie, en économie et qui, par conséquent, produisent une industrie culturelle à l’échelle mondiale.
Quelle lecture faites-vous des commentaires sur les fora des sites d’informations comme Seneweb.com, leral.net entre autres ?
A la lecture des prises de paroles publiques au travers des sites web sénégalais, on constate des problèmes à la fois d’éthique, de déontologie et simplement de morale sociale : la violence verbale, l’indiscipline, l’irrespect des normes d’un débat public. Cela pose la question de savoir si ces sites sont régulés ou si c’est le principe d’autorégulation qui préside aux échanges entre internautes. Je crois d’ailleurs que l’esprit de ces « espaces publics alternatifs » est trahi car les sites d’information s’ouvrent, en principes, à des citoyens qui, pour diverses raisons, avaient été réduits au silence. Il faut réinventer les principes de la discussion dans ces fora devenus des lieux de délire, de règlements de compte, bref des exutoires.
Est-ce que ces commentaires peuvent s’expliquer par le simple fait de vouloir évacuer le stress, le simple fait de vouloir se libérer ?
Je n’ose pas croire que ces sites assurent cette fonction mais le questionnement est légitime. Car en observant ces commentaires, on constate assez souvent le décalage entre le sujet en débat et les commentaires. Cela renseigne beaucoup sur la fonction ou du moins l’appropriation de ces sites par les usagers.
Peut-on admettre que le principe de la liberté d’expression est aussi l’explication du ton de ces commentaires ?
A moins qu’on intériorise de façon anarchiste la notion de liberté. La liberté d’expression n’en est pas une quand elle est dépourvue de responsabilité. Je crois qu’il manque une culture du débat public et de la liberté d’expression chez nombre d’internautes et que les choses sont d’autant plus compliquées que la régulation de l’outil internet n’est pas une tâche aisée.
Nous voyons que certains commentaires sont aux antipodes de nos réalités socioculturelles. Certains s’en servent pour s’attaquer à des marabouts. D’autres font des commentaires aux relents ethnocentriques ?
Je n’aurais pas posé ainsi le problème. Mais je comprends que vous pointiez les dérapages ethnocentriques, racistes ou anti-confessionnels de certains internautes sur ces sites. Je réitère mon hypothèse relative à l’inculture des acteurs sur les règles d’un débat public en tant que débat d’idées constructif, débat respectueux des différences de postures et d’expériences. De même, je reste convaincu que nous sommes dans des espaces sociaux où les acteurs se permettent des excès à l’abri du contrôle social même si ce n’est pas la vocation des sites d’information. Ce qui est d’autant plus probable que les acteurs échangent sous le couvert de l’anonymat.
Est-ce que ces commentaires exagérés sur les confréries et sur les ethnies constituent des menaces pour le fondement de la société sénégalaise où l’harmonie religieuse et le cousinage à plaisanterie ont contribué à la consolidation de la stabilité au Sénégal ?
Le mal ou l’antipathie que les croyants d’une communauté confessionnelle ou d’une communauté culturelle sénégalaise expriment vis-à-vis d’une autre est une réalité antérieure aux médias sociaux et aux sites d’information. Je crois même que ces médias, dans leur propriété, renforcent l’expression d’une inimitié, d’une antipathie, d’une haine que la morale sociale empêche d’affirmer ouvertement. Mais je reste convaincu qu’une stabilité socioculturelle construite depuis plusieurs siècles ne s’ébranlera pas du jour au lendemain parce que tel ou tel adepte religieux a jeté l’opprobre sur tel guide religieux ou telle communauté confessionnelle. Cela ne veut pas dire qu’il faut négliger la haine qui rampe ou qui couve dans les réseaux sociaux. Il faut justement imaginer des idées et des sujets constructifs qui enrichissent les débats publics. Aussi, les médias sociaux ne font que prolonger la vie réelle dans l’espace virtuel. Cela suppose une éducation à l’altérité qui traverse toutes les étapes et les instances de la socialisation.
Quelles sont les solutions que vous préconisiez pour prévenir ces dérives ?
Une réforme profonde de nos systèmes socioculturels, notamment des lieux de formation humaine : les écoles et universités, les cadres de formation. Une plus grande vigilance dans l’éducation familiale, confessionnelle, associative et une socialisation politique qui promeuve la citoyenneté, le patriotisme et la tolérance. C’est un vaste chantier, un projet de société. Mais, il faut le faire aussi avec les technologies et tous les supports possibles de l’expression de nos cultures.
Propos recueillis par Idrissa SANE
Le Soleil