Le Sénégal a engagé en 1994, dans le sillage de la dévaluation du franc CFA, un vaste mouvement de libéralisation de son économie. Il a alors éliminé, dans la plupart des secteurs, les positions monopolistiques, les restrictions quantitatives et les barrières à l’entrée de nouveaux opérateurs. Un dispositif de contrôle de la concurrence a été parallèlement mis sur pied.
Vingt ans après, cette réforme, en libérant les énergies dans le secteur privé, a contribué à la création de nombreuses PME dans le domaine de l’import-export (pour le riz en particulier) et de l’industrie légère (assemblage, conditionnement). Les consommateurs en ont globalement tiré des avantages en termes de diversification des produits offerts, de qualité et de prix.
Cependant, il y’a comme un goût d’inachevé dans le processus de libéralisation. Le fonctionnement correct du marché libre et transparent se heurte encore, dans nombre de secteurs, aux abus de position dominante, bizarrement avec l’appui bienveillant de l’Etat. Le souci de maintenir leurs rentes a en effet conduit certaines sociétés privées à demander aux pouvoirs publics de continuer à leur accorder des préférences tarifaires et non tarifaires particulièrement favorables, sapant ainsi les bases de la concurrence et bloquant l’entrée de nouveaux arrivants sur le marché.
Exploitant une possibilité offerte par l’UEMOA, la Compagnie Sucrière Sénégalaise (CSS) a ainsi convaincu l’Etat de faire appliquer, en sus des tarifs douaniers existants, une Taxe Conjoncturelle à l’Importation (TCI) sur les produits des pays tiers. Récemment, l’Etat a également mis en place un système de régulation des importations du sucre, sous forme de quotas à l’importation, en attribuant à la CSS un tiers des volumes en jeu, après le lui avoir refusé pendant deux ans. En outre, une disposition impose à tout nouvel investisseur qui souhaite le produire au Sénégal, de cultiver la canne et de construire une raffinerie. Les sommes en jeu se chiffrant en dizaines de milliards de Francs, la CSS pourra fonctionner encore pour longtemps dans une situation de monopole.
Les opérateurs économiques du secteur informel stigmatisent, sans discontinuer, cette collusion perpétuelle entre l’Etat et la CSS, et appellent de leurs vœux l’application pleine et entière de la libéralisation dans le secteur du sucre. Pour renforcer leur point de vue, ils soulignent les effets négatifs de la production de canne sur l'environnement, les pertes d’opportunités pour la culture du riz et de légumes dans la Vallée, la moindre qualité du sucre de la CSS par rapport au sucre importé, ainsi que les énormes surcoûts engendrés par le système de protection mis en place, qui pèsent lourdement sur le pouvoir d’achat des ménages pauvres. La CSS, pour sa part, brandit, comme le fait toute entreprise protégée, l’argument des emplois (permanents et temporaires) créés dont le niveau annoncé (5000 à 8000, selon les interlocuteurs) est tout sauf crédible.
En vérité, cette affaire dite de la CSS est le parfait symbole des distorsions inacceptables qui persistent dans l’économie sénégalaise et dont la correction rapide est indispensable pour élever durablement la compétitivité, attirer de nouveaux investissements directs, accélérer la croissance de notre pays et créer des centaines de milliers d’emplois nouveaux bien supérieurs aux postes existants dans les entreprises protégées aujourd’hui.
Concernant la CSS, la réalité crue, c’est que le sucre en poudre qu’elle produit est vendu au détail à 575 FCFA, là où les consommateurs maliens achètent leur sucre à 400 FCFA aujourd’hui, alors que le Mali est un pays enclavé, dont une bonne part des importations transite par le port de Dakar. Entre septembre 2013 et septembre 2014, le prix du sucre a baissé de 14% sur les marchés mondiaux, selon les données de la DPEE (Direction de la Prévision et des Etudes Economiques, Point mensuel de conjoncture, octobre 2014),
Ce surcoût de 175 FCFA pèse lourdement sur les populations pauvres. Ainsi, du fait des privilèges accordés à la CSS, chaque ménage sénégalais (comprenant 9 membres et consommant 12 kilogrammes par tête en moyenne par an) doit « subventionner » la CSS à hauteur de 19.000 F par an, lui permettant d’engranger près de 20 milliards de FCFA de bénéfices indus chaque année ; soit près de 250 milliards FCFA sur dix ans, si l’on tient compte de l’évolution démographique. Le ménage pauvre de 21 membres, ce qui est fréquent en zone rurale, est quant à lui ponctionné de 45.000 FCFA par an, soit la moitié de la bourse de sécurité familiale qu’il doit perdre uniquement avec le prix exorbitant du sucre (sa facture annuelle en sucre atteignant 145.000 FCFA, alors qu’elle n’aurait été que de 100.000 FCFA environ s’il résidait au Mali).
Par conséquent, cette situation maintient des centaines de milliers de ménages sénégalais dans la trappe de la pauvreté. Et le Gouvernement devrait donc, hic et nunc, contribuer à ramener le prix du sucre à 400 FCFA, en remettant en cause le dispositif exorbitant de protection accordé à la CSS, qui souffre de plusieurs anachronismes.
D’abord, dans le contexte actuel d’ouverture de mondialisation, il est économiquement infondé de combiner une taxation élevée des importations (avec une TCI et des prix de référence) et un système de quotas saisonniers à l’importation, dont bénéficie d’ailleurs la CSS. Dès lors que les importations sont limitées à la différence entre la consommation annuelle des ménages en sucre et la production de la CSS, rien ne justifie de surtaxer les importations, sinon de consacrer le manque de compétitivité de la CSS et de le faire supporter par les ménages pauvres.
Ensuite, le prix de référence du sucre est basé sur le prix de revient que déclare la CSS, sans que l’Etat prenne le soin d’auditer sérieusement sa véracité. Ce qui est à la fois naïf et irresponsable ; les coûts déclarés n’étant pas forcément justes.
En outre, l’Etat a, bizarrement, toujours voulu faire de la CSS un cas spécial. Ainsi, dans le cadre de la mise en œuvre de la baisse des prix prévue dans le programme Yoonu Yokkuté , la CSS a été la seule entreprise à recevoir une compensation de son effort de baisse (25F sur le kilogramme de sucre en poudre), tandis que les acteurs du riz, importateurs, grossistes et détaillants, ont tous accepté de réduire leurs marges, permettant, en avril 2012, de ramener le kilogramme de riz non parfumé à 260 F à Dakar, contre 325 F en mars 2012.
De surcroît, la règle qui impose la production de canne et la création d’une raffinerie constitue une barrière à l’entrée pour les investisseurs potentiels dans la filière du sucre. L’Etat devrait donc se limiter à fixer un différentiel de taxation qui encourage la création de valeur et l’usinage partiel du sucre raffiné au niveau local. La rationalité économique et les nouveaux paradigmes de la compétitivité internationale le veulent. Car, dans le nouvel environnement mondial, où c’est le savoir-faire et la capacité à s’insérer dans les réseaux d’échanges qui sont valorisés beaucoup plus que les matières premières et les facteurs de base, ne peuvent prospérer que les pays qui disposent d’une vue claire de leurs atouts et de leurs avantages compétitifs ainsi que de leurs faiblesses. Ces pays poussent leurs firmes nationales à améliorer leur position compétitive et leur productivité, et à développer des stratégies de dimension mondiale plutôt qu’à se disputer les rentes de l’Etat et le maigre marché intérieur. C’est ce modèle de développement– prenant appui sur l’industrie légère, sur le dynamisme portuaire et sur les services à haute valeur ajoutée- qui a été adopté par Singapour pour devenir, en moins d’une génération, un pays émergent pleinement intégré dans l’économie mondiale.
De plus, la CSS existe depuis quarante ans et, malgré la protection exorbitante qui lui continuellement offerte, n’a jamais réussi à atteindre l’autosuffisance en sucre qu’elle a toujours promise et qu’elle continue de promettre si on lui donne des terres supplémentaires (sa production actuelle déclarée ne représentant que 60 à 75% des besoins nationaux selon les années). Il est donc temps de la sevrer et de la laisser voler de ses propres ailes. Un pas décisif serait déjà de ne plus l’autoriser à importer le sucre qu’elle ne peut pas produire et de fixer une échéance courte (2017) pour la fin de l’application de la taxe conjoncturelle à l’importation sur le sucre, y compris dans le nouveau système qui s’annonce avec le TEC de la Cedeao.
Enfin, l’éthique et la morale républicaines exigent la refonte de la politique de protection de la CSS. Car, offerte aux petites entreprises et aux industries naissantes [1], une protection peut toujours se justifier par des arguments techniques, comme la promotion de l’éclosion de PME-PMI fortes, compétitives et exportatrices, ou par des considérations sociales (la lutte contre la pauvreté). Réservée continuellement à une seule et unique grande entreprise privée, elle suscite forcément le doute et la suspicion.
Note :
(1) Les artisans du cuir, confrontés à une concurrence déloyale de la part des vendeurs d’articles importés, ne bénéficient aujourd’hui d’aucune protection de la part de l’Etat, parce que sans voix et sans capacité de pression. Des milliers d’emplois sont menacés, entraînant l’appauvrissement de leurs titulaires, tandis que les longs et patients efforts des artisans pour développer la créativité et l’innovation risquent de tomber aux oubliettes.
Vingt ans après, cette réforme, en libérant les énergies dans le secteur privé, a contribué à la création de nombreuses PME dans le domaine de l’import-export (pour le riz en particulier) et de l’industrie légère (assemblage, conditionnement). Les consommateurs en ont globalement tiré des avantages en termes de diversification des produits offerts, de qualité et de prix.
Cependant, il y’a comme un goût d’inachevé dans le processus de libéralisation. Le fonctionnement correct du marché libre et transparent se heurte encore, dans nombre de secteurs, aux abus de position dominante, bizarrement avec l’appui bienveillant de l’Etat. Le souci de maintenir leurs rentes a en effet conduit certaines sociétés privées à demander aux pouvoirs publics de continuer à leur accorder des préférences tarifaires et non tarifaires particulièrement favorables, sapant ainsi les bases de la concurrence et bloquant l’entrée de nouveaux arrivants sur le marché.
Exploitant une possibilité offerte par l’UEMOA, la Compagnie Sucrière Sénégalaise (CSS) a ainsi convaincu l’Etat de faire appliquer, en sus des tarifs douaniers existants, une Taxe Conjoncturelle à l’Importation (TCI) sur les produits des pays tiers. Récemment, l’Etat a également mis en place un système de régulation des importations du sucre, sous forme de quotas à l’importation, en attribuant à la CSS un tiers des volumes en jeu, après le lui avoir refusé pendant deux ans. En outre, une disposition impose à tout nouvel investisseur qui souhaite le produire au Sénégal, de cultiver la canne et de construire une raffinerie. Les sommes en jeu se chiffrant en dizaines de milliards de Francs, la CSS pourra fonctionner encore pour longtemps dans une situation de monopole.
Les opérateurs économiques du secteur informel stigmatisent, sans discontinuer, cette collusion perpétuelle entre l’Etat et la CSS, et appellent de leurs vœux l’application pleine et entière de la libéralisation dans le secteur du sucre. Pour renforcer leur point de vue, ils soulignent les effets négatifs de la production de canne sur l'environnement, les pertes d’opportunités pour la culture du riz et de légumes dans la Vallée, la moindre qualité du sucre de la CSS par rapport au sucre importé, ainsi que les énormes surcoûts engendrés par le système de protection mis en place, qui pèsent lourdement sur le pouvoir d’achat des ménages pauvres. La CSS, pour sa part, brandit, comme le fait toute entreprise protégée, l’argument des emplois (permanents et temporaires) créés dont le niveau annoncé (5000 à 8000, selon les interlocuteurs) est tout sauf crédible.
En vérité, cette affaire dite de la CSS est le parfait symbole des distorsions inacceptables qui persistent dans l’économie sénégalaise et dont la correction rapide est indispensable pour élever durablement la compétitivité, attirer de nouveaux investissements directs, accélérer la croissance de notre pays et créer des centaines de milliers d’emplois nouveaux bien supérieurs aux postes existants dans les entreprises protégées aujourd’hui.
Concernant la CSS, la réalité crue, c’est que le sucre en poudre qu’elle produit est vendu au détail à 575 FCFA, là où les consommateurs maliens achètent leur sucre à 400 FCFA aujourd’hui, alors que le Mali est un pays enclavé, dont une bonne part des importations transite par le port de Dakar. Entre septembre 2013 et septembre 2014, le prix du sucre a baissé de 14% sur les marchés mondiaux, selon les données de la DPEE (Direction de la Prévision et des Etudes Economiques, Point mensuel de conjoncture, octobre 2014),
Ce surcoût de 175 FCFA pèse lourdement sur les populations pauvres. Ainsi, du fait des privilèges accordés à la CSS, chaque ménage sénégalais (comprenant 9 membres et consommant 12 kilogrammes par tête en moyenne par an) doit « subventionner » la CSS à hauteur de 19.000 F par an, lui permettant d’engranger près de 20 milliards de FCFA de bénéfices indus chaque année ; soit près de 250 milliards FCFA sur dix ans, si l’on tient compte de l’évolution démographique. Le ménage pauvre de 21 membres, ce qui est fréquent en zone rurale, est quant à lui ponctionné de 45.000 FCFA par an, soit la moitié de la bourse de sécurité familiale qu’il doit perdre uniquement avec le prix exorbitant du sucre (sa facture annuelle en sucre atteignant 145.000 FCFA, alors qu’elle n’aurait été que de 100.000 FCFA environ s’il résidait au Mali).
Par conséquent, cette situation maintient des centaines de milliers de ménages sénégalais dans la trappe de la pauvreté. Et le Gouvernement devrait donc, hic et nunc, contribuer à ramener le prix du sucre à 400 FCFA, en remettant en cause le dispositif exorbitant de protection accordé à la CSS, qui souffre de plusieurs anachronismes.
D’abord, dans le contexte actuel d’ouverture de mondialisation, il est économiquement infondé de combiner une taxation élevée des importations (avec une TCI et des prix de référence) et un système de quotas saisonniers à l’importation, dont bénéficie d’ailleurs la CSS. Dès lors que les importations sont limitées à la différence entre la consommation annuelle des ménages en sucre et la production de la CSS, rien ne justifie de surtaxer les importations, sinon de consacrer le manque de compétitivité de la CSS et de le faire supporter par les ménages pauvres.
Ensuite, le prix de référence du sucre est basé sur le prix de revient que déclare la CSS, sans que l’Etat prenne le soin d’auditer sérieusement sa véracité. Ce qui est à la fois naïf et irresponsable ; les coûts déclarés n’étant pas forcément justes.
En outre, l’Etat a, bizarrement, toujours voulu faire de la CSS un cas spécial. Ainsi, dans le cadre de la mise en œuvre de la baisse des prix prévue dans le programme Yoonu Yokkuté , la CSS a été la seule entreprise à recevoir une compensation de son effort de baisse (25F sur le kilogramme de sucre en poudre), tandis que les acteurs du riz, importateurs, grossistes et détaillants, ont tous accepté de réduire leurs marges, permettant, en avril 2012, de ramener le kilogramme de riz non parfumé à 260 F à Dakar, contre 325 F en mars 2012.
De surcroît, la règle qui impose la production de canne et la création d’une raffinerie constitue une barrière à l’entrée pour les investisseurs potentiels dans la filière du sucre. L’Etat devrait donc se limiter à fixer un différentiel de taxation qui encourage la création de valeur et l’usinage partiel du sucre raffiné au niveau local. La rationalité économique et les nouveaux paradigmes de la compétitivité internationale le veulent. Car, dans le nouvel environnement mondial, où c’est le savoir-faire et la capacité à s’insérer dans les réseaux d’échanges qui sont valorisés beaucoup plus que les matières premières et les facteurs de base, ne peuvent prospérer que les pays qui disposent d’une vue claire de leurs atouts et de leurs avantages compétitifs ainsi que de leurs faiblesses. Ces pays poussent leurs firmes nationales à améliorer leur position compétitive et leur productivité, et à développer des stratégies de dimension mondiale plutôt qu’à se disputer les rentes de l’Etat et le maigre marché intérieur. C’est ce modèle de développement– prenant appui sur l’industrie légère, sur le dynamisme portuaire et sur les services à haute valeur ajoutée- qui a été adopté par Singapour pour devenir, en moins d’une génération, un pays émergent pleinement intégré dans l’économie mondiale.
De plus, la CSS existe depuis quarante ans et, malgré la protection exorbitante qui lui continuellement offerte, n’a jamais réussi à atteindre l’autosuffisance en sucre qu’elle a toujours promise et qu’elle continue de promettre si on lui donne des terres supplémentaires (sa production actuelle déclarée ne représentant que 60 à 75% des besoins nationaux selon les années). Il est donc temps de la sevrer et de la laisser voler de ses propres ailes. Un pas décisif serait déjà de ne plus l’autoriser à importer le sucre qu’elle ne peut pas produire et de fixer une échéance courte (2017) pour la fin de l’application de la taxe conjoncturelle à l’importation sur le sucre, y compris dans le nouveau système qui s’annonce avec le TEC de la Cedeao.
Enfin, l’éthique et la morale républicaines exigent la refonte de la politique de protection de la CSS. Car, offerte aux petites entreprises et aux industries naissantes [1], une protection peut toujours se justifier par des arguments techniques, comme la promotion de l’éclosion de PME-PMI fortes, compétitives et exportatrices, ou par des considérations sociales (la lutte contre la pauvreté). Réservée continuellement à une seule et unique grande entreprise privée, elle suscite forcément le doute et la suspicion.
Note :
(1) Les artisans du cuir, confrontés à une concurrence déloyale de la part des vendeurs d’articles importés, ne bénéficient aujourd’hui d’aucune protection de la part de l’Etat, parce que sans voix et sans capacité de pression. Des milliers d’emplois sont menacés, entraînant l’appauvrissement de leurs titulaires, tandis que les longs et patients efforts des artisans pour développer la créativité et l’innovation risquent de tomber aux oubliettes.