Le projet islamiste : engrenages politiques et alternative soufie
A la base de « la République confrérique du Sénégal» (Bayart), se trouve un « contrat social » (Cruise O’Brien) tout aussi solide que par le passé. Les tensions entre autorités coloniales et chefs religieux devaient en effet déboucher sur des compromis opératoires entre une métropole devenue réaliste et des chefs religieux accommodants.
Le tout pour secréter un islam socialement fort mais travaillant en faveur d’un Etat bâti sur des bases séculières. Un tel héritage est sans doute le fruit de sacrifices dont Cheikh Ahmadou représente le modèle par excellence. Le défi se situe cependant du côté de la large postérité qui, bien des années après l’indépendance, peine à proposer une alternative religieusement et démocratiquement susceptible de conjurer la nébuleuse laïque. Ailleurs les citoyens des populations à majorité musulmane, las de subir les foudres des régimes autoritaires et le capitalisme, se sont tournés vers les religieux. Voilà le premier facteur explicatif du succès des partis islamistes que certains pseudos spécialistes de la question ne pouvaient envisager sous peine de se désolidariser de leurs alliés du Nord. Au Sénégal par contre, les chances d’une reprise de l’initiative semblent cependant sérieusement plombées.
Est-il envisageable que les confréries renouent avec la dimension politique d’un islam dont il fallait sauvegarder les piliers de peur d’en entrainer la perte ? Les réformistes sénégalais sont ils disposés à s’allier avec les confréries en faveur d’une société fondée sur des bases éminemment islamiques ? Les barrières entre les confréries et les « ibadous » (version sénégalaise du réformisme musulman), sont apparemment trop rigides pour être ébranlées. En revanche, ce qui taraude l’esprit des militants de l’islam globalisant, réside dans l’incapacité pour les modérés de part et d’autre, d’entreprendre des actions communes. Nous sommes encore à mille lieues du succès des islamistes devenus nouvellement maitres de la démocratie dans des pays comme la Tunisie, le Maroc ou l’Egypte. Du point de vue des principes, rien ne semble distinguer ces derniers de leurs frères Sénégalais. Ils puisent dans les mêmes sources et nourrissent tous l’ambition de voir leurs sociétés se soumettre aux lois de la religion. C’est pourquoi cette situation n’est pas seulement l’échec du mouvement réformiste mais celui du projet dont notre religion est porteuse dans ses variantes aussi bien confrériques, néo confrériques que réformistes.
La levée de bouclier contre les mesures d’exclusion des filles voilées dont les pratiques saperaient les « principes », « l’esprit » et le « projet éducatif » des écoles privées catholiques -pour reprendre tels quels les propos du Cardinal Théodore Adrien Sarr-est sans nul doute la preuve d’une confusion de priorités. Ces procès sans suite confirment la marginalité des associations islamiques, laquelle est imputable à la méprise de la complexité du social. Par ailleurs, réduire la laïcité au respect et à l’expression des croyances témoigne d’une incompréhension du concept qui, selon le coauteur de Laïcités sans frontières Jean Beaubérot, couvre un champ lexical beaucoup plus large.
Il suffit de suivre l’actualité du voile islamique dans l’ancienne métropole pour comprendre que l’Eglise sénégalaise est en phase avec une certaine conception française de la laïcité.
Malgré les différences d’appartenances et d’options, les réformistes musulmans partagent tous la volonté d’intégrer l’islam aussi bien dans les mœurs que dans les instituions publiques. A ce titre, il serait injuste d’ignorer le rôle que l’islam devrait tenir dans le projet de développement du précurseur Mamadou Dia. Son proche collaborateur Roland Colin devrait se charger de la préparation des assises sur « Islam et développement au Sénégal » pour l’animation desquelles d’éminents islamologues tels que Louis Massignon et Jaques Berque étaient pressentis. Les manœuvres politico-religieuses couronnées par les évènements de 1962 auront finalement raison de cette œuvre pionnière jamais égalée dans notre histoire nationale. De Senghor à Abdoulaye Wade en passant par Abdou Diouf, nos hommes d’Etat ont réussi non sans peine à repousser tous les assauts islamistes. Ce rejet est d’autant plus cinglant qu’il fut porté par une élite sénégalaise bien en phase avec l’Etat post-colonial. Pour s’en convaincre, rappelons seulement la réplique que les universitaires ont administrée aux initiateurs du projet de code de statut personnel et la très forte mobilisation des organisations de la société civile en sa défaveur.
Le réformisme sénégalais apparait comme un islamisme sans islamistes. Ici plus que partout ailleurs, les initiatives politiques sont à la fois timides et marginales. Le « bloc historique » que constitue « le modèle islamo-wolof » a dompté toutes les tentatives de « réislamisation » d’une société devenue musulmane depuis plus de mille ans. Ce « contrat social » demeure, malgré l’émergence d’une nouvelle citoyenneté, aussi puissant que ne laissent penser le refus de suivre un ndiguel confrérique ou la déliquescence des instituions politiques. En réaction à cette situation d’exclusion du champ des possibles, des leaders ont décidé de briguer le suffrage des citoyens sénégalais. Ils ont trouvé sur le terrain d’autres frères contre qui ils risquent paradoxalement de battre campagne. L’alliance d’Imam Mbaye Niang avec l’ancien premier Ministre de Wade et l’engagement sur fonds de divisions du candidat Mansour Ndiaye montrent une fois de plus la fragilité de notre « désir d’avenir commun ». Ces postures sont d’autant plus regrettables qu’elles hypothèquent les initiatives visant à réaliser les ambitions premières de l’islam associatif. Ces choix politiques présentent néanmoins un avantage certain en ceci qu’elles incitent à remettre en marche un mouvement qui a achevé de démontrer ses limites.
Si les acteurs réformistes avaient pris le soin de lire l’histoire de notre pays ils se seraient rendu compte que le monopole des partis politiques sur notre vie nationale obéit moins au pouvoir que leur confère la loi qu’à la légitimité que leur garantit la religion. Le futur Président de la République aura beaucoup trop de dossiers religieux à gérer. La communauté mouride a donné la preuve que le soufisme a bel bien une alternative à proposer à un système politique dont l’urgence de la refondation a mobilisé tous les acteurs du développement dans le cadre des assises nationales. Le colloque initié par le nouveau calife apparait comme une rupture aussi bien dans la forme que dans le fonds.
Même si l’invité de Sidy Lamine Niass a tenu à préciser que leurs résolutions n’étaient que des propositions, cela n’en diminue pas moins l’intérêt politique que cela peut susciter dans l’avenir. Loin d’un acte isolé, cette initiative témoigne d’une volonté politique de Touba de marquer de son empreinte notre destin national. La proposition d’introduire l’éducation religieuse dans les programmes scolaires confirme sans nul doute ce dessin. Il est pourtant surprenant que la tendance islamiste jadis très enthousiaste pour des questions pareilles se soit murée dans le silence de même que les autres sensibilités religieuses. Si l’Etat ne prend pas l’initiative d’intégrer les demandes à orientation religieuse dans les politiques publiques, le risque pourrait être grand de les voir portées par des tendances qui mettraient en péril le projet laïc. Cette perspective est pour notre part le seul horizon porteur de lendemains meilleurs après l’échec tant des laïcs que des islamistes. L’apport des intellectuels comme Souleymane Bachir pourrait aider le pays à aborder une phase aussi cruciale. Et son collègue iranien AbdolKarim Soroush de mesurer avec perspicacité toute la responsabilité de l’intellectuel musulman dans sa société :
« C’est là qu’interviennent les intellectuels musulmans modernes. Par ce terme je ne désigne pas ceux dont l’attachement à l’Islam ou à la modernité est simplement nominal, ceux pour qui la référence à l’Islam se réduit à quelques citations ou expressions. Ce ne sont pas non plus ceux qui pensent la modernité à partir seulement de quelques unes de ses lignes de force comme la défense du consommateur ou le développement matériel. Je désigne comme ” intellectuels musulmans ” ceux qui sont versés aussi bien dans les études islamiques que dans l’étude de la modernité et de sa complexité. L’intellectuel moderne musulman est, dans un sens, une espèce hybride. Il est apparu dans l’espace frontalier où se côtoient les idées modernes et la pensée traditionnelle. Nous avons assisté et nous assistons à l’émergence de ces figures intellectuelles dans de nombreux pays musulmans qui ont expérimenté les effets de la colonisation et l’introduction d’un système pluriel économique et éducatif. Ces intellectuels sont à l’aise à la fois dans le monde traditionnel et dans le monde moderne.
Le penseur musulman moderne n’est pas intimidé par la vaste tâche qui consiste à rechercher dans la pensée religieuse des réponses critiques et des solutions pour le présent. Un tel intellectuel est davantage apte à exécuter cette tâche, car il n’est pas le produit d’un système traditionnel éducatif étroit et rigide. Il n’est pas lié par des normes traditionnelles et des règles d’activité religieuse discursive, parce qu’il ne fait pas vraiment partie de cette tradition étroite. A la différence des oulémas traditionnels qui n’iront jamais au delà de l’aspect littéral du texte, l’intellectuel musulman moderne est capable de lire de manière plus profonde le texte par une approche critique et imaginative. »
Ousmane Abdoulaye Barro.
Diplômé d’un DEA de science politique à l’U.G.B.
Membre fondateur du Rassemblement islamique du Sénégal (RIS/ALWAHDA).
Coordonateur provisoire de la Ligue sénégalaise pour la patrie (L.S.P/BOKK YEENE).
A la base de « la République confrérique du Sénégal» (Bayart), se trouve un « contrat social » (Cruise O’Brien) tout aussi solide que par le passé. Les tensions entre autorités coloniales et chefs religieux devaient en effet déboucher sur des compromis opératoires entre une métropole devenue réaliste et des chefs religieux accommodants.
Le tout pour secréter un islam socialement fort mais travaillant en faveur d’un Etat bâti sur des bases séculières. Un tel héritage est sans doute le fruit de sacrifices dont Cheikh Ahmadou représente le modèle par excellence. Le défi se situe cependant du côté de la large postérité qui, bien des années après l’indépendance, peine à proposer une alternative religieusement et démocratiquement susceptible de conjurer la nébuleuse laïque. Ailleurs les citoyens des populations à majorité musulmane, las de subir les foudres des régimes autoritaires et le capitalisme, se sont tournés vers les religieux. Voilà le premier facteur explicatif du succès des partis islamistes que certains pseudos spécialistes de la question ne pouvaient envisager sous peine de se désolidariser de leurs alliés du Nord. Au Sénégal par contre, les chances d’une reprise de l’initiative semblent cependant sérieusement plombées.
Est-il envisageable que les confréries renouent avec la dimension politique d’un islam dont il fallait sauvegarder les piliers de peur d’en entrainer la perte ? Les réformistes sénégalais sont ils disposés à s’allier avec les confréries en faveur d’une société fondée sur des bases éminemment islamiques ? Les barrières entre les confréries et les « ibadous » (version sénégalaise du réformisme musulman), sont apparemment trop rigides pour être ébranlées. En revanche, ce qui taraude l’esprit des militants de l’islam globalisant, réside dans l’incapacité pour les modérés de part et d’autre, d’entreprendre des actions communes. Nous sommes encore à mille lieues du succès des islamistes devenus nouvellement maitres de la démocratie dans des pays comme la Tunisie, le Maroc ou l’Egypte. Du point de vue des principes, rien ne semble distinguer ces derniers de leurs frères Sénégalais. Ils puisent dans les mêmes sources et nourrissent tous l’ambition de voir leurs sociétés se soumettre aux lois de la religion. C’est pourquoi cette situation n’est pas seulement l’échec du mouvement réformiste mais celui du projet dont notre religion est porteuse dans ses variantes aussi bien confrériques, néo confrériques que réformistes.
La levée de bouclier contre les mesures d’exclusion des filles voilées dont les pratiques saperaient les « principes », « l’esprit » et le « projet éducatif » des écoles privées catholiques -pour reprendre tels quels les propos du Cardinal Théodore Adrien Sarr-est sans nul doute la preuve d’une confusion de priorités. Ces procès sans suite confirment la marginalité des associations islamiques, laquelle est imputable à la méprise de la complexité du social. Par ailleurs, réduire la laïcité au respect et à l’expression des croyances témoigne d’une incompréhension du concept qui, selon le coauteur de Laïcités sans frontières Jean Beaubérot, couvre un champ lexical beaucoup plus large.
Il suffit de suivre l’actualité du voile islamique dans l’ancienne métropole pour comprendre que l’Eglise sénégalaise est en phase avec une certaine conception française de la laïcité.
Malgré les différences d’appartenances et d’options, les réformistes musulmans partagent tous la volonté d’intégrer l’islam aussi bien dans les mœurs que dans les instituions publiques. A ce titre, il serait injuste d’ignorer le rôle que l’islam devrait tenir dans le projet de développement du précurseur Mamadou Dia. Son proche collaborateur Roland Colin devrait se charger de la préparation des assises sur « Islam et développement au Sénégal » pour l’animation desquelles d’éminents islamologues tels que Louis Massignon et Jaques Berque étaient pressentis. Les manœuvres politico-religieuses couronnées par les évènements de 1962 auront finalement raison de cette œuvre pionnière jamais égalée dans notre histoire nationale. De Senghor à Abdoulaye Wade en passant par Abdou Diouf, nos hommes d’Etat ont réussi non sans peine à repousser tous les assauts islamistes. Ce rejet est d’autant plus cinglant qu’il fut porté par une élite sénégalaise bien en phase avec l’Etat post-colonial. Pour s’en convaincre, rappelons seulement la réplique que les universitaires ont administrée aux initiateurs du projet de code de statut personnel et la très forte mobilisation des organisations de la société civile en sa défaveur.
Le réformisme sénégalais apparait comme un islamisme sans islamistes. Ici plus que partout ailleurs, les initiatives politiques sont à la fois timides et marginales. Le « bloc historique » que constitue « le modèle islamo-wolof » a dompté toutes les tentatives de « réislamisation » d’une société devenue musulmane depuis plus de mille ans. Ce « contrat social » demeure, malgré l’émergence d’une nouvelle citoyenneté, aussi puissant que ne laissent penser le refus de suivre un ndiguel confrérique ou la déliquescence des instituions politiques. En réaction à cette situation d’exclusion du champ des possibles, des leaders ont décidé de briguer le suffrage des citoyens sénégalais. Ils ont trouvé sur le terrain d’autres frères contre qui ils risquent paradoxalement de battre campagne. L’alliance d’Imam Mbaye Niang avec l’ancien premier Ministre de Wade et l’engagement sur fonds de divisions du candidat Mansour Ndiaye montrent une fois de plus la fragilité de notre « désir d’avenir commun ». Ces postures sont d’autant plus regrettables qu’elles hypothèquent les initiatives visant à réaliser les ambitions premières de l’islam associatif. Ces choix politiques présentent néanmoins un avantage certain en ceci qu’elles incitent à remettre en marche un mouvement qui a achevé de démontrer ses limites.
Si les acteurs réformistes avaient pris le soin de lire l’histoire de notre pays ils se seraient rendu compte que le monopole des partis politiques sur notre vie nationale obéit moins au pouvoir que leur confère la loi qu’à la légitimité que leur garantit la religion. Le futur Président de la République aura beaucoup trop de dossiers religieux à gérer. La communauté mouride a donné la preuve que le soufisme a bel bien une alternative à proposer à un système politique dont l’urgence de la refondation a mobilisé tous les acteurs du développement dans le cadre des assises nationales. Le colloque initié par le nouveau calife apparait comme une rupture aussi bien dans la forme que dans le fonds.
Même si l’invité de Sidy Lamine Niass a tenu à préciser que leurs résolutions n’étaient que des propositions, cela n’en diminue pas moins l’intérêt politique que cela peut susciter dans l’avenir. Loin d’un acte isolé, cette initiative témoigne d’une volonté politique de Touba de marquer de son empreinte notre destin national. La proposition d’introduire l’éducation religieuse dans les programmes scolaires confirme sans nul doute ce dessin. Il est pourtant surprenant que la tendance islamiste jadis très enthousiaste pour des questions pareilles se soit murée dans le silence de même que les autres sensibilités religieuses. Si l’Etat ne prend pas l’initiative d’intégrer les demandes à orientation religieuse dans les politiques publiques, le risque pourrait être grand de les voir portées par des tendances qui mettraient en péril le projet laïc. Cette perspective est pour notre part le seul horizon porteur de lendemains meilleurs après l’échec tant des laïcs que des islamistes. L’apport des intellectuels comme Souleymane Bachir pourrait aider le pays à aborder une phase aussi cruciale. Et son collègue iranien AbdolKarim Soroush de mesurer avec perspicacité toute la responsabilité de l’intellectuel musulman dans sa société :
« C’est là qu’interviennent les intellectuels musulmans modernes. Par ce terme je ne désigne pas ceux dont l’attachement à l’Islam ou à la modernité est simplement nominal, ceux pour qui la référence à l’Islam se réduit à quelques citations ou expressions. Ce ne sont pas non plus ceux qui pensent la modernité à partir seulement de quelques unes de ses lignes de force comme la défense du consommateur ou le développement matériel. Je désigne comme ” intellectuels musulmans ” ceux qui sont versés aussi bien dans les études islamiques que dans l’étude de la modernité et de sa complexité. L’intellectuel moderne musulman est, dans un sens, une espèce hybride. Il est apparu dans l’espace frontalier où se côtoient les idées modernes et la pensée traditionnelle. Nous avons assisté et nous assistons à l’émergence de ces figures intellectuelles dans de nombreux pays musulmans qui ont expérimenté les effets de la colonisation et l’introduction d’un système pluriel économique et éducatif. Ces intellectuels sont à l’aise à la fois dans le monde traditionnel et dans le monde moderne.
Le penseur musulman moderne n’est pas intimidé par la vaste tâche qui consiste à rechercher dans la pensée religieuse des réponses critiques et des solutions pour le présent. Un tel intellectuel est davantage apte à exécuter cette tâche, car il n’est pas le produit d’un système traditionnel éducatif étroit et rigide. Il n’est pas lié par des normes traditionnelles et des règles d’activité religieuse discursive, parce qu’il ne fait pas vraiment partie de cette tradition étroite. A la différence des oulémas traditionnels qui n’iront jamais au delà de l’aspect littéral du texte, l’intellectuel musulman moderne est capable de lire de manière plus profonde le texte par une approche critique et imaginative. »
Ousmane Abdoulaye Barro.
Diplômé d’un DEA de science politique à l’U.G.B.
Membre fondateur du Rassemblement islamique du Sénégal (RIS/ALWAHDA).
Coordonateur provisoire de la Ligue sénégalaise pour la patrie (L.S.P/BOKK YEENE).