Le 19 décembre 2013, à l’amphithéâtre de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD II), était prévue une conférence du philosophe béninois Paulin Hountondji. Organisée par la Fondation Léopold Sédar Senghor, elle s’intitulait «De la négritude à la Renaissance africaine : quels concepts, clés de lectures et réponses pour aujourd’hui et demain ?». |
Le Pr Souleymane Bachir Diagne devait en être le répondant. Il s’agissait d’une conférence importante à plus d’un titre. Paulin Hountondji, éminent critique de l’ethnophilosophie, un temps contempteur de la négritude, avait l’occasion, trente ans après, de s’expliquer sur ce concept et ses avatars. La personnalité des deux conférenciers, parmi les plus illustres philosophes de notre époque, faisait de la manifestation bien plus qu’un moment de réflexion partagée. Nous étions conviés à un événement intellectuel de grande portée. Le banquet s’annonçait somptueux. Des étudiants firent irruption dans l’amphithéâtre. Aux cris de «Bachir dégage», ils empêchèrent la tenue de la conférence. Ceux-ci rendaient Souleymane Bachir Diagne responsable de la hausse des droits d’inscription dans les Universités, décidée par le gouvernement sénégalais, à l’issue de la Concertation Nationale sur l’Avenir de l’Enseignement supérieur (CNAES), dont il fut le président du comité de pilotage1. La question de fond, n’est cependant pas celle de la responsabilité supposée de Souleymane Bachir Diagne dans le processus de décision. Il s’agit de savoir de quoi ces faits sont le symptôme. Que nous disent-ils ? D’abord, ils révèlent le profond délitement intellectuel et moral dans lequel nous sommes. Lorsque des étudiants congédient la pensée, la boutent hors d’une Université dont la devise est la lumière est ma loi, lieu par excellence de son asile, nous sommes devant l’inconcevable. Ceci est le signe d’une inversion majeure des valeurs, qui toujours, est un prélude au chaos et à la tyrannie. Un tel drame a pu se jouer sur cette scène de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar parce que nous sommes responsables d’une série de faillites. Faillite dans la transmission et dans l’édification de références. Faillite dans l’exemplarité qui doit être la nôtre. Faillite morale et intellectuelle, faiblesse coupable devant le règne de la terreur que nous avons vu s’insinuer et s’établir dans ces espaces dédiés à l’esprit, sans réagir avec la vigueur requise. L’ignorance absolue de la part de ces étudiants s’agissant de ce qu’est une Université, leur méconnaissance de l’histoire intellectuelle de ce pays et de ses hérauts, tout cela nous a menés à des situations inquiétantes. Un micro-trottoir interrogeant les étudiants de l’UCAD sur la personnalité de Cheikh Anta Diop (qu’avait-il fait ? qui était-il ? quel était le sens de son combat ?) révéla leur docte inculture à propos de celui dont leur Université porte le nom. Les mémoires fondatrices de nos traditions de pensée, devant structurer l’ossature intellectuelle de nos étudiants, leur font cruellement défaut. Leur sont substituées celles plus récentes, constituées des hauts faits des vedettes du sport, de la musique et du spectacle, qui forment désormais l’essentiel de la culture commune. Ceci conduit à ce que des apprenants posent des actes dont ils ne mesurent aucunement la portée, ne sachant qui sont leurs véritables héros. L’inversion de notre échelle de représentations et la panne dans la production de nos références en sont les raisons et l’illustration. Qu’est-ce qu’une Université ? Une Université est un espace où l’on gagne les esprits par la raison et non par la force. Cet ultime refuge de la liberté de pensée est donc un territoire libéré de toute forme de violence et de pouvoir. L’Université est également le lieu où règne le magistère de l’intelligence, la hiérarchie y étant celle de l’esprit. Les savants y sont princes, sinon rois. Le sens des franchises universitaires est d’affirmer que, dans cette sphère, règnent le débat intellectuel et la libre pensée. Qu’aucune force, aucun pouvoir, aucune violence ne doit s’y exercer pour contraindre le libre exercice de ces prérogatives. Une pensée peut y être vivement contestée, critiquée, y compris celle de Souleymane Bachir Diagne. Aucune attaque ad hominem n’y est admise. Cette extraterritorialité féconde, l’Université la défend contre les tentatives externes de sa négation. Elle se charge de propager, dans le corps social les valeurs et principes qui la fondent. C’est ainsi qu’elle contribue à édifier une société où règnent la tolérance et le pluralisme. Mais lorsque ce sont les étudiants eux-mêmes, héritiers de ce nécessaire privilège, qui le remettent en cause, -parce qu’au fond ce qui s’est joué c’est une désacralisation du savoir et de ses mythes par les apprenants-, nos Universités deviennent, hélas, des territoires envahis par différents ordres, y compris guerriers et sauvages. Lors des élections d’amicales d’étudiants, il arrive que coupe-coupe, couteaux et battes de baseball mènent le débat. Notre alma mater est désormais le lieu de luttes diverses (économiques, sociales, idéologiques), de prédation, de marquage de territoires, de prosélytismes variés, un maelstrom de toutes les contradictions et de toutes les tensions qui traversent notre société. Cet espace à part, protégé, se fondant sur ses propres valeurs, immunisé, est nécessaire comme une poche d’oxygène à la régénération du corps social devenu pollué. Il est vital de le restaurer dans ses fonctions premières. Une nation a ses symboles, ses espaces sacrés, ses lignes rouges. Il existe un sacré religieux, mais également un sacré profane. Une nation célèbre ses penseurs, les entoure de respect et d’estime, les sanctuarise. Lorsqu’elle manque de le faire, c’est sa propre lumière qu’elle voile. On n’insulte pas sa propre intelligence. Le Pr Souleymane Bachir Diagne représente la nôtre dans ce qu’elle a de plus pointu. Il arrive qu’un artiste dise l’âme d’un peuple dans ce qu’elle a de plus élevé. Lorsque celui-ci est reconnu, respecté et sanctuarisé, c’est le groupe qui, à travers lui, célèbre sa meilleure part. Ce type de consensus qui dépasse la personne elle-même, car s’attachant à sa dimension symbolique, est fondamental. Plus que la personne, c’est ce qu’elle représente que l’on honore. Sans cela, nous n’aurions plus de modèle, c’est-à-dire plus d’image projetée de ce que nous avons de meilleur en nous-mêmes et vers quoi nous voulons tendre. En interrompant cette conférence, ces étudiants ont ajouté un sacrilège à d’autres, qui avaient déjà outragé cet espace séparé qu’est l’Université. Leur lecture se limitant à celle de l’action revendicative contre une mesure qu’ils contestent et le marquage illusoire d’un territoire qui ne leur appartient pas, car ils n’en sont que les usufruitiers pour un temps déterminé. L’histoire des différents troubles qui ont eu comme scène l’Université sénégalaise depuis mai 1968 aurait du les édifier. L’Université est un lieu de transit et appartient à la nation. Elle sait quand il le faut, reprendre possession de ses quartiers. Mais lorsque la mémoire défaille, le seul triomphe que l’on se promette est une victoire à la Pyrrhus. Qui est le Pr Souleymane Bachir Diagne ? Souleymane Bachir Diagne est né à Saint Louis en 1955. Il a fait ses études primaires entre Ziguinchor et Dakar. Il obtient un bac C au lycée Van Vollenhoven. Auparavant il avait été lauréat du concours général. Après une hypokhâgne au lycée Louis le Grand, il réussit le prestigieux concours de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. Agrégé de philosophie à 22 ans, Docteur de troisième cycle, puis Docteur d’Etat en philosophie, il rentre au Sénégal et enseigne pendant vingt ans à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il y fonde un groupe de recherche autour de questions liées à la philosophie et à l’épistémologie des sciences. Ensuite, il s’intéresse à l’histoire de la philosophie en Islam, ainsi qu’aux sociétés et cultures africaines. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages. Ses travaux portent un intérêt particulier à la pensée de Senghor, de Mohammed Iqbal et de Bergson. Aujourd’hui professeur à l’Université Columbia, philosophe de renommée internationale, considéré comme le penseur de la mutualité, il représente ce que ce pays produit aujourd’hui de meilleur en matière d’intellectualité. Penseur lumineux, doté de qualités humaines hors du commun, dont les plus remarquables sont l’humilité et la générosité intellectuelle, Souleymane Bachir Diagne est estimé de toute l’intelligentsia mondiale. Les universités les plus prestigieuses et les lieux où l’on célèbre l’esprit s’honorent de sa présence. Son parcours, faut-il le rappeler, est exemplaire. Il doit inspirer une jeunesse studieuse qui rêve de savoir et d’esprit. Voici le monsieur que des étudiants ont osé déclarer persona non grata à l’UCAD, cette institution à laquelle il a donné vingt ans de sa vie. Un vent d’ignorance, de poujadisme, de médiocrité satisfaite d’elle-même, de haine de l’esprit souffle sur ce pays. Partout, les hurleurs, les surfeurs, les verbeux, les ambitieux, les chasseurs de primes, les bavards, les véhéments occupent les terres et bouchent la vue du ciel. Aucune tête ne doit dépasser. Une culture du nivellement par le bas s’installe, et des médiocres hyperactifs prospèrent sur la passivité du grand nombre. Que l’on demande à des dictateurs ou à des présidents s’accrochant au pouvoir de «dégager» pourrait se concevoir. Que des apprenants, dans un temple du savoir, chassent les princes de l’esprit, est tout simplement inacceptable. Rappelons-le, c’est dans cette même Université que l’on a laissé Nicholas Sarkozy prononcer, un 26 juillet 2007, son infamant discours de Dakar, sans une huée. Allez comprendre ! La première expression de la terreur est d’imposer le silence. Elle est de ravir et de refuser la parole à ceux à qui nous la devons, car la leur éclaire. Ce silence qui leur est imposé est le signe le plus patent d’une défaite de la pensée, d’une crise du sens et de l’intelligence. Une nation qui s’y enlise, qui ne sait plus entreprendre son voyage vers l’orient, vers l’est d’où provient la lumière, met en œuvre sa régression et ne saura relever les défis qui l’interpellent. A ces jeunes gens, il manque une authentique querelle avec la société. Celle qu’ils doivent mener contre ses ombres, ses iniquités. Une bataille pour le droit à une éducation de qualité, à un cadre performant et adéquat d’apprentissage. Un combat qui les oblige aussi à prendre leur part de responsabilité dans l’édification d’un meilleur système éducatif, en y contribuant financièrement. On pourrait arguer que, par ces actes, ils contestent un désordre économique et social. Soit. Mais ces formes de luttes sont de mauvaises réponses apportées à de vraies questions. Ce n’est pas en arrêtant le train de l’éducation (la sortie de l’enfermement), de la réflexion et de la pensée que l’on résout les problèmes. Paulin Hountondji et Souleymane Bachir Diagne, ces deux philosophes africains et universels nous conviaient à penser qui nous sommes, à examiner nos utopies et nos fictions refondatrices. Exercice nécessaire et salutaire en temps de crise. Il est une victoire que les guerriers ne remporteront jamais, disait René Char, celle de la vérité et de ses multiples réfractions. Celles-ci, nous ne les conquerrons que si nos Universités redeviennent ces lieux où règne la lumière afin que nous puissions y inventer nos avenirs. Bachir est un sanctuaire de l’esprit, on ne le profane pas. Sa figure, pas sa personne, est celle d’un idéal-type que notre jeunesse devrait chérir. Par Pr Felwine Sarr Agrégé des Universités Doyen de la Faculté d’Economie et de Gestion Université Gaston Berger, Saint-Louis. |
Le Sanctuaire Bachir
Lundi 20 Janvier 2014
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