En août 2009, un député libéral plaidait déjà pour la cause fantasmatique d’une homogénéisation linguistique qui permettrait au Sénégal d’avoir une « identité nationale ». Le XXIème siècle pourrait certainement être baptisé « Ère des identités nationales » ! Il suggérait ainsi que devienne obligatoire l’usage de la langue wolof sur toute l’étendue du territoire national, à tous les citoyens. Et, à cette langue, on adjoindrait la langue dominante du milieu (région, département ou ville).
Le mercredi 06 avril 2011, un « enseignant-chercheur », publie sur la même question un article intitulé « Langues nationales : problématiques, défis et enjeux économiques ». Il y expose « sa » politique par une série de questions dont je retiens les deux suivantes. Dans ce qu’il a appelé « combat contre l’hégémonie de la langue française », il se demande « Pourquoi continue-t-on alors à conserver le français comme seule langue officielle au Sénégal alors que le peuple dans son écrasante majorité ne le comprend pas ? Qu’est ce qui nous empêche alors d’officialiser certaines langues nationales comme le wolof par exemple ? » Et, tentant de répondre à ces questions, il affirme que « c’est d’ailleurs même contraire à la démocratie qui veut que tout soit fait pour l’intérêt de la majorité ». Certaines « études » faisant croire à l’opinion que le wolof est parlé par plus de 80% de la population nationale, il faut l’officialiser ! Ce qui, pour lui, serait pourtant quelque chose de légitime.
Trois années plus tard, le 06 avril 2014 précisément, le même « enseignant-chercheur » (informaticien de surcroît, donc sans connaissance aucune en linguistique », récidive avec un article qu’il a intitulé « L'industrie linguistique le parent pauvre de notre économie. » Le contenu de son texte est et reste le même, c’est-à-dire bouter le français hors de nos frontières pour le remplacer par le wolof si nous voulons réussir le pari de l’éducation et par conséquent, développer notre pays.
Je me propose donc ici d’apporter ma modeste contribution sur cette question liée au contact de langues et donc à la gestion dudit contact que certains appellent politique, régulation, planification, normalisation ou encore aménagement linguistique.
La langue « maternelle », un DROIT pour tout citoyen
Mon but n’est pas d’entrer dans un débat futile. Bien au contraire, je tente plutôt d’attirer l’attention de ceux-là qui véhiculent ces idées sur un certain nombre de points ainsi que les éventuelles conséquences auxquelles nous pourrions faire face demain dans ce beau pays nôtre. En effet, contrairement à ce que les défenseurs d’une unité linguistique sénégalaise semblent ignorer, j’ose affirmer que la question relative à la gestion du plurilinguisme qu’ils abordent sans retenue aucune est si complexe que les décisions ne peuvent se prendre aussi facilement qu’ils le suggèrent. D’ailleurs contrairement à ce qu’ils pensent, la quasi-totalité des linguistes reconnaissent que :
L’apprentissage, l’usage et l’enseignement de la langue de tout citoyen est un droit ;
Ce n’est pas la taille de la population parlant une langue donnée qui fait la vitalité de celle-ci (Bourrhis et al, 1994 ; Eloy, 1998 ; Gasquet-Cyrus & Petitjean, 2009). Partant de là, on comprend que même si le wolof était parlé par 99,99% de la population Sénégalais, cela ne signifie pas qu’elle « vit » plus que les autres parlées par les groupes dits minoritaires ou minorés.
Le plurilinguisme n’est pas un frein au développement économique encore moins une quelconque entrave à la performance de l’élève/étudiant dans son processus d’apprentissage. Et à titre d’exemple, nous avons des pays comme la Suisse, le Canada, la Belgique…, qui sont à la fois des pays multilingues et développés (Di Pietro et Matthey, 1997; Heller, 2002 ; Lüdi & Py, 1995, 2002, etc.).
En partant de là, nous voyons nettement que même si l’enseignement est un droit, il ne doit pas être imposé par voie d’une force qui se dit démocratique ; sachant que ladite démocratie n’est plus que de nom dans le monde d’aujourd’hui. Il suffit de voir ce qui se passe autour de nous dans le domaine politique pour s’en convaincre. Il ne serait cependant pas superflu de penser à la démocratie représentative plutôt qu’à la démocratie participative dans un contexte multiculturel comme le nôtre. L’enseignement doit au contraire toujours être au service de la diversité linguistique et culturelle, favoriser l’établissement de relations harmonieuses entre les différentes communautés linguistiques en mettant en œuvre, transitoirement, le principe de recoupement par consensus. Cela signifie que chaque citoyen est libre (donc a plein droit) d’apprendre la langue de son choix.
D’ailleurs, d’après la Déclaration Universelle des Droits Linguistique (D.U.D.L.) adoptée à Barcelone (Espagne) en 1996, il est clairement dit que « Toute communauté linguistique a droit à un enseignement qui permette à ses membres d’acquérir une connaissance des langues liées à leurs propres traditions culturelles...» (Section II, art. 26).
A partir de cet article, nous comprenons donc que tout citoyen Sénégalais a le droit de recevoir l’enseignement dans la langue de sa propre communauté quand bien même cela n’exclut pas le droit d’accès à la connaissance orale et écrite de toute autre langue qui pourrait lui servir d’outil de communication avec les autres communautés linguistiques. D’ailleurs, en son article 7 alinéas 1 et 2, la D.U.D.L. va encore plus loin. Il y est dit explicitement que :
1. Toutes les langues sont l’expression d’une identité collective et d’une manière distincte, elles permettent de percevoir et de décrire la réalité et de ce fait, elles doivent pouvoir bénéficier des conditions nécessaires pour leur développement dans toutes leurs fonctions.
2. Chaque langue est une réalité constituée collectivement et c’est au sein d’une communauté qu’elle devient un instrument de cohésion, d’identification, de communication et d’expressivité créatrice, disponible pour l’usage individuel.
Peut-on donc ôter ce droit à un citoyen en se fondant tout simplement sur les arguments avancés par les défenseurs du monolinguisme susmentionnés ? Ce que défendent certains Sénégalais partisans d’un monolinguisme imposé aux autres communautés dites minoritaires/minorées est ce que J.-P. Dubois appelle de ses vœux « l’enfermement des individus dans l’assignation à résidence communautaire » ou tout simplement « le couple infernal de l’uniforme et de l’identitaire ». Et c’est justement cet enfermement dans une langue UNE et non plurielle que revendiquent avec acharnement les tenants de la pureté illusoire et de la clôture uniformisant, version moderne du primitivisme.
Si la triade un Etat = un peuple = une langue a longtemps hanté l’esprit du politique ou du citoyen rêveur, nous affirmons avec Louis-Jean Calvet qu’ « on peut arracher à un homme beaucoup de choses, on ne pourra jamais, même au nom de la langue des autres, lui arracher sa propre langue avec son consentement [...]. Nulle part, jamais des locuteurs n’ont tué leur langue : on la tue pour eux, à leur corps défendant, et du même coup on tue un peu d’eux-mêmes », ([1974] 2002 :206). Cela signifie, en d’autres termes, que quelque important que soit le nombre des membres de la communauté dominante, on ne peut se baser sur de simples chiffres pour décider de quelle politique linguistique adopter.
Bien que « la pensée dominante est en quelque sorte la pensée marketing dont la devise pourrait être ‘big is beautiful’ » (Eloy, op. cit : 91), nous pouvons tout de même nous demander s’il est pertinent d’évaluer quantitativement une langue comme on le fait souvent avec le wolof en avançant les 80% de sénégalais qui en parleraient. A ceux qui défendent cet argument, je rappelle ici que les chiffres restent des chiffres et pour qu’ils aient un sens, il faut les faire parler. Or, nous savons tous que lorsqu’on fait parler un chiffre, lorsqu’on interprète une donnée statistique, c’est le point de vue du chercheur lui-même qui est véhiculé.
Osons croire que les conflits interethniques n'agiteront pas notre cher Sénégal avec toutes les conséquences que cela peut entraîner (cf: la question de la Belgique restée pendant plusieurs mois sans Gouvernement à cause des divergences linguistiques ou encore, le problème des Balkans né depuis les années 20s à cause du centralisme linguistique et dont les conséquences ne sont ressenties que 70 ans après ; c’est-à-dire à la fin des années 90). Nous ne sommes tout de même pas à l’abri de ce que vivent nos voisins, l’instinct de thanatos étant consubstantiel à l’Homme ; le tout étant les conditions de sa réactivation dont certainement l’instrumentalisme et l’essentialisme. Tous ces débats reposent la nécessaire « réévaluation » des facteurs structurants de la Nation, l’égalité des citoyens, les politiques publiques en général, celles éducatives en particulier dans leur mission de construction d’un « en-commun » pertinent, significatif et dynamique.
Dr Albinou NDECKY
Sociolinguiste
Université Gaston Berger
ndeckyalbinou@yahoo.fr
Le mercredi 06 avril 2011, un « enseignant-chercheur », publie sur la même question un article intitulé « Langues nationales : problématiques, défis et enjeux économiques ». Il y expose « sa » politique par une série de questions dont je retiens les deux suivantes. Dans ce qu’il a appelé « combat contre l’hégémonie de la langue française », il se demande « Pourquoi continue-t-on alors à conserver le français comme seule langue officielle au Sénégal alors que le peuple dans son écrasante majorité ne le comprend pas ? Qu’est ce qui nous empêche alors d’officialiser certaines langues nationales comme le wolof par exemple ? » Et, tentant de répondre à ces questions, il affirme que « c’est d’ailleurs même contraire à la démocratie qui veut que tout soit fait pour l’intérêt de la majorité ». Certaines « études » faisant croire à l’opinion que le wolof est parlé par plus de 80% de la population nationale, il faut l’officialiser ! Ce qui, pour lui, serait pourtant quelque chose de légitime.
Trois années plus tard, le 06 avril 2014 précisément, le même « enseignant-chercheur » (informaticien de surcroît, donc sans connaissance aucune en linguistique », récidive avec un article qu’il a intitulé « L'industrie linguistique le parent pauvre de notre économie. » Le contenu de son texte est et reste le même, c’est-à-dire bouter le français hors de nos frontières pour le remplacer par le wolof si nous voulons réussir le pari de l’éducation et par conséquent, développer notre pays.
Je me propose donc ici d’apporter ma modeste contribution sur cette question liée au contact de langues et donc à la gestion dudit contact que certains appellent politique, régulation, planification, normalisation ou encore aménagement linguistique.
La langue « maternelle », un DROIT pour tout citoyen
Mon but n’est pas d’entrer dans un débat futile. Bien au contraire, je tente plutôt d’attirer l’attention de ceux-là qui véhiculent ces idées sur un certain nombre de points ainsi que les éventuelles conséquences auxquelles nous pourrions faire face demain dans ce beau pays nôtre. En effet, contrairement à ce que les défenseurs d’une unité linguistique sénégalaise semblent ignorer, j’ose affirmer que la question relative à la gestion du plurilinguisme qu’ils abordent sans retenue aucune est si complexe que les décisions ne peuvent se prendre aussi facilement qu’ils le suggèrent. D’ailleurs contrairement à ce qu’ils pensent, la quasi-totalité des linguistes reconnaissent que :
L’apprentissage, l’usage et l’enseignement de la langue de tout citoyen est un droit ;
Ce n’est pas la taille de la population parlant une langue donnée qui fait la vitalité de celle-ci (Bourrhis et al, 1994 ; Eloy, 1998 ; Gasquet-Cyrus & Petitjean, 2009). Partant de là, on comprend que même si le wolof était parlé par 99,99% de la population Sénégalais, cela ne signifie pas qu’elle « vit » plus que les autres parlées par les groupes dits minoritaires ou minorés.
Le plurilinguisme n’est pas un frein au développement économique encore moins une quelconque entrave à la performance de l’élève/étudiant dans son processus d’apprentissage. Et à titre d’exemple, nous avons des pays comme la Suisse, le Canada, la Belgique…, qui sont à la fois des pays multilingues et développés (Di Pietro et Matthey, 1997; Heller, 2002 ; Lüdi & Py, 1995, 2002, etc.).
En partant de là, nous voyons nettement que même si l’enseignement est un droit, il ne doit pas être imposé par voie d’une force qui se dit démocratique ; sachant que ladite démocratie n’est plus que de nom dans le monde d’aujourd’hui. Il suffit de voir ce qui se passe autour de nous dans le domaine politique pour s’en convaincre. Il ne serait cependant pas superflu de penser à la démocratie représentative plutôt qu’à la démocratie participative dans un contexte multiculturel comme le nôtre. L’enseignement doit au contraire toujours être au service de la diversité linguistique et culturelle, favoriser l’établissement de relations harmonieuses entre les différentes communautés linguistiques en mettant en œuvre, transitoirement, le principe de recoupement par consensus. Cela signifie que chaque citoyen est libre (donc a plein droit) d’apprendre la langue de son choix.
D’ailleurs, d’après la Déclaration Universelle des Droits Linguistique (D.U.D.L.) adoptée à Barcelone (Espagne) en 1996, il est clairement dit que « Toute communauté linguistique a droit à un enseignement qui permette à ses membres d’acquérir une connaissance des langues liées à leurs propres traditions culturelles...» (Section II, art. 26).
A partir de cet article, nous comprenons donc que tout citoyen Sénégalais a le droit de recevoir l’enseignement dans la langue de sa propre communauté quand bien même cela n’exclut pas le droit d’accès à la connaissance orale et écrite de toute autre langue qui pourrait lui servir d’outil de communication avec les autres communautés linguistiques. D’ailleurs, en son article 7 alinéas 1 et 2, la D.U.D.L. va encore plus loin. Il y est dit explicitement que :
1. Toutes les langues sont l’expression d’une identité collective et d’une manière distincte, elles permettent de percevoir et de décrire la réalité et de ce fait, elles doivent pouvoir bénéficier des conditions nécessaires pour leur développement dans toutes leurs fonctions.
2. Chaque langue est une réalité constituée collectivement et c’est au sein d’une communauté qu’elle devient un instrument de cohésion, d’identification, de communication et d’expressivité créatrice, disponible pour l’usage individuel.
Peut-on donc ôter ce droit à un citoyen en se fondant tout simplement sur les arguments avancés par les défenseurs du monolinguisme susmentionnés ? Ce que défendent certains Sénégalais partisans d’un monolinguisme imposé aux autres communautés dites minoritaires/minorées est ce que J.-P. Dubois appelle de ses vœux « l’enfermement des individus dans l’assignation à résidence communautaire » ou tout simplement « le couple infernal de l’uniforme et de l’identitaire ». Et c’est justement cet enfermement dans une langue UNE et non plurielle que revendiquent avec acharnement les tenants de la pureté illusoire et de la clôture uniformisant, version moderne du primitivisme.
Si la triade un Etat = un peuple = une langue a longtemps hanté l’esprit du politique ou du citoyen rêveur, nous affirmons avec Louis-Jean Calvet qu’ « on peut arracher à un homme beaucoup de choses, on ne pourra jamais, même au nom de la langue des autres, lui arracher sa propre langue avec son consentement [...]. Nulle part, jamais des locuteurs n’ont tué leur langue : on la tue pour eux, à leur corps défendant, et du même coup on tue un peu d’eux-mêmes », ([1974] 2002 :206). Cela signifie, en d’autres termes, que quelque important que soit le nombre des membres de la communauté dominante, on ne peut se baser sur de simples chiffres pour décider de quelle politique linguistique adopter.
Bien que « la pensée dominante est en quelque sorte la pensée marketing dont la devise pourrait être ‘big is beautiful’ » (Eloy, op. cit : 91), nous pouvons tout de même nous demander s’il est pertinent d’évaluer quantitativement une langue comme on le fait souvent avec le wolof en avançant les 80% de sénégalais qui en parleraient. A ceux qui défendent cet argument, je rappelle ici que les chiffres restent des chiffres et pour qu’ils aient un sens, il faut les faire parler. Or, nous savons tous que lorsqu’on fait parler un chiffre, lorsqu’on interprète une donnée statistique, c’est le point de vue du chercheur lui-même qui est véhiculé.
Osons croire que les conflits interethniques n'agiteront pas notre cher Sénégal avec toutes les conséquences que cela peut entraîner (cf: la question de la Belgique restée pendant plusieurs mois sans Gouvernement à cause des divergences linguistiques ou encore, le problème des Balkans né depuis les années 20s à cause du centralisme linguistique et dont les conséquences ne sont ressenties que 70 ans après ; c’est-à-dire à la fin des années 90). Nous ne sommes tout de même pas à l’abri de ce que vivent nos voisins, l’instinct de thanatos étant consubstantiel à l’Homme ; le tout étant les conditions de sa réactivation dont certainement l’instrumentalisme et l’essentialisme. Tous ces débats reposent la nécessaire « réévaluation » des facteurs structurants de la Nation, l’égalité des citoyens, les politiques publiques en général, celles éducatives en particulier dans leur mission de construction d’un « en-commun » pertinent, significatif et dynamique.
Dr Albinou NDECKY
Sociolinguiste
Université Gaston Berger
ndeckyalbinou@yahoo.fr