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Que reste-t-il de Savoigne, utopie villageoise du Sénégal de Senghor ?

Samedi 14 Novembre 2015

Ceux, et ils sont rares, qui ont entendu parler du village de 2 000 habitants, situé à une trentaine de kilomètres au Nord de Saint-Louis, l’associent à l’usine de conditionnement de tomates qui en jouxte l’entrée. Savoigne, qui a fêté le 11 novembre ses 51 ans, est pourtant bien plus que cela : le résultat de la politique de développement national et d’animation rurale lancée par le président sénégalais Léopold Sédar Senghor après l’indépendance du pays en août 1960.


 

  • L’armée sénégalaise au service du développement
La promotion de l’agriculture, la lutte contre l’exode rural et la mobilisation de la jeunesse – les moins de 25 ans représentent 60 % de la population totale au Sénégal dans les années 1960 – constituent les maîtres mots du projet de développement sénégalais.
C’est dans ce cadre que l’arm ée nationale, incarnée en particulier par son chef d’état-major, le général Jean Alfred Diallo, propose en 1964 la création d’un village pilote dans la région de Saint-Louis. L’objectif initial est de prodiguer à une centaine de jeunes pionniers une triple formation agricole, intellectuelle et militaire.
Sur le papier, le projet est ambitieux : un chantier-école est installé dans la région de Savoigne, encadré et supervisé par l’armée. Après deux années, le chantier doit se transformer en un village coopératif dans le cadre de l’animation rurale, pierre angulaire du plan de développement des autorités sénégalaises de l’époque. Les pionniers sont censés acquérir quelques parcelles de terres qu’ils s’engagent à cultiver et à faire prospérer.
En octobre 1964, un appel est lancé dans le journal Dakar Matin, proche du pouvoir « senghorien ». Les jeunes hommes célibataires âgés entre 16 et 20 ans sont appelés à venir s’engager pour le chantier de Savoigne. « Devenir un citoyen utile capable d’assurer son destin individuel », telle est la maxime que ne cessent de répéter les promoteurs du projet. 150 pionniers sont alors recrutés, principalement dans la région de Podor, au nord du pays, frappée depuis le début des années 1960 par une grande sécheresse. Les jeunes recrues débarquent à Savoigne le 11 novembre 1964, où 500 hectares de terrains attendent d’être cultivés.
  • La vie au camp
Une discipline de caserne règne sur le camp. Un lieutenant de l’armée sénégalaise fait office de commandant de la compagnie, secondé par deux adjudant-chefs. Le chantier-école est divisé en trois sections de cinquante recrues dirigées par trois sergents.
Malick Bâ, ancien pionnier vivant maintenant à l’entrée du village, se rappelle de l’emploi du temps réglé comme une horloge. Les recrues sont réveillées au clairon à 6 heures du matin pour arroser les cultures. S’en suit un footing et quelques exercices entre 7 heures et 8 heures du matin, avant de se rassembler sur la place centrale du camp pour un appel sous le drapeau.
Le petit-déjeuner rapidement avalé, les jeunes sont répartis pour la journée à diverses tâches (cultures, travaux publics, intendance) jusqu’à la fin de l’après-midi. La journée se termine par des cours d’alphabétisation jusqu’à la nuit tombée.
Les week-ends sont chômés à tour de rôle par les sections de pionniers. C’est le temps des permissions, les jeunes peuvent enfin quitter leur uniforme militaire pour des vêtements civils et rejoindre Saint-Louis pour la journée. Des photos récupérées à Savoigne montrent les pionniers en tenue citadine, chemise ouverte, lunettes de soleil et jeunes filles au bras.

Les "pionniers" dans un studio photo Crédits : Courtesy of Ahmedou Touré
Les "pionniers" dans un studio photo Crédits : Courtesy of Ahmedou Touré
  • « Compter sur ses propres forces » : mise au travail des pionniers
Les travaux engagés à Savoigne se répartissent entre les chantiers de travaux publics (routes, bâtiments administratifs, puits) et les chantiers agricoles. La plus grosse construction des pionniers est sans nul doute la réalisation d’un pont traversant la rivière Lampsar et pouvant supporter plus de quinze tonnes de charge. Malgré la mort d’une recrue qui se noya pendant la réalisation des travaux, l’ouvrage est inauguré en grande pompe par le président Senghor en personne, en juillet 1965.
Au niveau agricole, les résultats sont notables. Dans une zone entourée de nombreux marigots, Savoigne offre un endroit propice pour tout un ensemble de cultures. C’est plus de 11 km de digues qui sont érigées pour préparer le terrain aux cultures et à la production de plusieurs tonnes annuelles de riz paddy, tomates, pommes de terre et autres fruits (ananas et bananes principalement).
Au titre des accords de coopération entre la France et le Sénégal signés après l’indépendance, Erwan le Menn, ingénieur agronome breton, est envoyé à Savoigne pour former les pionniers aux techniques agricoles.
  • Du chantier-école au village autonome
Selon les termes du contrat passé avec l’armée, le camp doit normalement être transformé en village autonome le 11 novembre 1966. En théorie, les terres doivent être remises aux pionniers qui se sont engagés à se sédentariser à Savoigne.
Cependant, après deux années d’expérience, les autorités sénégalaises jugent le passage de témoin encore prématuré. Les habitations ne sont pas terminées, la formation agricole reste rudimentaire et de nombreux pionniers sont jugés encore trop jeunes pour être livrés à eux-mêmes.
Le 7 novembre 1966, soit une semaine avant la libération théorique du chantier, le commandant du camp prévient les recrues que l’encadrement militaire et le chantier sont prolongés d’un an. Les pionniers se sentent trahis. Après consultation de l’ensemble des jeunes, soixante se déclarent volontaires pour continuer l’expérience, quarante sollicitent des délais pour consulter leurs parents, et le reste du camp se déclare hostile à cette mesure, réclamant l’autonomie effective du village, sans plus de délais.
Au lendemain de cette décision, un mouvement de fronde s’organise. Les pionniers refusent de se rendre au travail, et dans la nuit du 7 au 8 novembre 1966, plusieurs parcelles de cultures sont mises à sac. Près d’une cinquantaine de pionniers sur 150 quittent finalement le village.
Ceux qui restent, à l’image d’Alioune Diaye ou de Seydou Dia, actuel chef du village, bien que déçus d’avoir été trompés par les autorités, gardent l’espoir de recevoir les parcelles promises pour continuer leurs cultures.
  • La fin d’une utopie ?
Décrite par les autorités comme une réussite mais décriée par certains pionniers déçus, l’expérience de Savoigne demeure originale à plus d’un titre. Du côté des autorités sénégalaises, elle symbolise à l’échelle locale la ligne de conduite de la politique de développement du pays, tournée avant tout vers la lutte contre l’exode rural et la dynamisation des terroirs. Du côté des pionniers, Savoigne constitue une étape de vie pour cette centaine de jeunes qui partagèrent leur quotidien pendant près de trois années.
Mais l’expérience ne s’arrête pas là. Au lendemain de la transformation du chantier en village autonome, les pionniers décident de se constituer en association pour garder contact entre eux et faire vivre la mémoire du village. En 2014, pour les 50 ans de la création du village, des dizaines d’anciens, vivant pour certains dans plusieurs autres pays d’Afrique de l’Ouest, ont fait le déplacement jusqu’à Savoigne.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/11/13/que-reste-t-il-de-savoigne-utopie-villageoise-du-senegal-de-senghor_4809460_3212.html#3lGvK8PhZZ2HvxvM.99


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