Ousmane Sonko s'adresse à ses sympathisants depuis le toit de sa voiture, lors du premier jour de la campagne électorale, dimanche 3 février 2019, dans le quartier de Ngor, à Dakar. Matteo Maillard
« Ceux qui ont dirigé le Sénégal depuis le début mériteraient d’être fusillés ». Incendiaire, la phrase n’avait pas vocation à devenir publique. Tout juste à galvaniser des militants déjà acquis à leur leader, Ousmane Sonko*. Jeune et charismatique étoile montante de la politique sénégalaise, le candidat à l’élection présidentielle du 24 février a l’habitude des phrases-chocs, des piques provocatrices et des critiques acerbes contre une classe politique qu’il juge « corrompue », « vendue aux intérêts étrangers ».
La vidéo, parue en octobre 2018 mais qui daterait de quelques mois, a vite fait le tour de la presse déclenchant un tollé. Seydou Guèye, ministre porte-parole du gouvernement, s’est indigné de propos « spécifiques aux logiques pro-islamique et djihadiste. Ça me semble inacceptable dans notre espace politique », a-t-il dénoncé au micro de la Radio Futurs Médias. L’écho a été bien différent sur les réseaux sociaux où Ousmane Sonko, à 44 ans, jouit d’une certaine popularité. Mieux que tous les autres politiciens, il en maîtrise les codes et s’est forgé, ces dernières années, une base de sympathisants étendue et réactive.
Figure iconoclaste
A en croire ses adversaires, il serait l’incarnation de toutes les dérives de la politique contemporaine : souverainiste antisystème, nationaliste au populisme décomplexé. On lui prête volontiers une proximité avec l’idéologie salafiste dans un pays qui pratique à plus de 90 % un islam soufi pacifique. L’intéressé s’en défend. Son programme « Jotna » (« C’est le moment » en wolof) efface un peu cette figure iconoclaste. Il met l’accent sur l’agriculture, « fer de lance », « le développement durable de la pêche », « la promotion de la femme » et « l’égalité des chances par l’éducation ». Pour convaincre un électorat aux intérêts multiples, Ousmane Sonko sait qu’il faut sacrifier à la consensualité, comme le laisse penser son portrait de campagne, costume ajusté et lunettes rondes.
Né à Thiès (ouest) en 1974, il a grandi en Casamance. La région est alors en proie à un conflit ouvert entre l’armée sénégalaise et les rebelles indépendantistes du Mouvement démocratique des forces de Casamance (MFDC). Les bruits des balles marqueront ses souvenirs. C’est dans ce sud reculé, coincé par l’enclave gambienne, grand oublié des plans de développement, qu’il tire aujourd’hui ses plus nombreux soutiens. Il en a forgé un des axes de sa doctrine : lutter contre la centralisation du pays à Dakar. Suit une scolarité brillante. Maîtrise de droit, DEA à l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis, il sort major de sa promotion à l’ENA. Un parcours d’élite sénégalaise qu’il ne renie pas. A cette époque, il milite au sein de l’Association des étudiants musulmans du Sénégal (AMES), une structure proche des milieux salafistes.
Lanceur d’alerte
En 2002, il devient inspecteur principal des impôts et des domaines. Le travail, ingrat, et les pressions subies le conduisent à créer trois ans plus tard le syndicat de sa corporation. Il y fait ses premières armes politiques, mais préfère encore les auteurs grecs au conclave. Son éveil arrivera en 2008 lors des assises de l’opposition. Germe l’idée de fonder un parti avec une obsession : la souveraineté. Ce n’est que six ans plus tard que naissent les Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef).
Alors que la formation balbutie, Ousmane Sonko trouve un angle d’attaque qui va le propulser sur le devant de la scène. Il pointe des actes de fraude fiscale et de corruption dont il est témoin en tant qu’inspecteur. Ses dénonciations de lanceur d’alerte culmineront en 2016 : dans un livre intitulé Pétrole et gaz au Sénégal. Chronique d’une spoliation (éd. Fauves), il accuse directement le président Macky Sall et son frère Alioune Sall, à la tête d’une compagnie pétrolière, de « corruption », de « viol de la Constitution et du code pétrolier ». Il est radié la même année par décret présidentiel pour « manquement au devoir de réserve ».
Il se positionne en victime du système et devient, pour une partie de la classe moyenne, le chevalier blanc d’une politique usée par l’entre-soi et les magouilles. Il saisit le créneau. « Au Sénégal, nous avons eu deux alternances, des partis multiples, mais si vous regardez bien, ceux qui dirigeaient le pays hier sont aujourd’hui des leaders de l’opposition et candidats à l’élection. Face à cela, Ousmane Sonko s’est décrété résistant au système », avance Cheikh Mbaye, sociologue.
Comparé à un Trump africain
Parmi les cinq candidats à la présidentielle, figurent ainsi Madické Niang qui, de 2002 à 2012, fut ministre de l’habitat, des affaires étrangères, de la justice, de l’énergie, de l’industrie et des mines, mais aussi Idrissa Seck, premier ministre de 2002 à 2004. « Quand on ne fait pas partie de ce sérail, il est difficile de percer en politique, ajoute-t-il. Il y a un désir de renouveau. Sonko l’a compris et s’inscrit contre cette politique politicienne qui vise à conserver le pouvoir et s’enrichir. »
A l’été 2017, il remporte une première victoire en demi-teinte : il est élu député à l’Assemblée nationale, mais son parti obtient moins de 1 % des voix aux législatives. Son succès aurait pu en rester là si les deux principaux adversaires politiques de Macky Sall – Karim Wade, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, et Khalifa Sall, ancien maire de Dakar – n’avaient été écartés de l’élection présidentielle en raison d’ennuis judiciaires.
Ousmane Sonko en profite pour se tailler une place de choix dans le camp de l’opposition. Il déploie ses éléments de programme : sortir du franc CFA, réduire la dette et le train de vie de l’Etat, privilégier les entreprises et les emplois nationaux. On le compare à un Trump africain, la jeunesse en plus. Un atout dans un pays où plus de 50 % de la population a moins de 20 ans.
Son discours fait mouche dans une classe moyenne diplômée et chômeuse en augmentation, qui voit les ponts d’or faits aux entreprises étrangères et l’industrie locale en déshérence. « Un électorat qui rejette le monde occidental et ses valeurs, de la défense des droits de l’homme à la protection des minorités sexuelles, et que Sonko arrive à capter », explique un diplomate européen. Son discours résonne aussi parmi la diaspora : il arrive ainsi en tête des législatives chez les Sénégalais du Canada.
« Un homme des marges »
Mais s’il veut avoir une chance le 24 février, le candidat Sonko doit encore faire ses preuves auprès d’un électorat rural qui, sans électricité ni Internet, ne peut suivre ses punchlines contre le pouvoir sur les réseaux sociaux. En meeting, il avait pour habitude de s’entourer de dizaines de vigiles vêtus en treillis de surplus militaires siglés « US Navy ». Il essaie désormais de lisser son image de rebelle antisystème, en se rapprochant des caciques de la politique qu’il a tant critiqués.
Ainsi, le 9 février, Ousmane Sonko interrompt son programme de campagne pour accueillir d’urgence à Dakar l’ancien président Abdoulaye Wade, revenu de sa retraite versaillaise. Il aimerait être adoubé par ce faiseur de rois. Il n’obtiendra rien. « Il n’y a plus d’antisystème chez lui, tance un politologue. L’un de ses plus proches collaborateurs est l’architecte Pierre Goudiaby Atepa, qui a construit pour les classes dirigeantes africaines et lui a prêté son siège. »
Le sociologue Cheikh Mbaye abonde : « A ce niveau, on est obligé de se mélanger avec des gens de pouvoir. Mais c’est contradictoire, ça dessert son image et étonne sa base électorale. » Le jeune challenger peut-il quand même convaincre les électeurs ? « C’est un homme des marges, Casamançais, Saint-Louisiens, un étranger pour beaucoup de Sénégalais, analyse le diplomate européen. Il a voulu s’affranchir des puissantes confréries soufies, puis a fait volte-face. Il n’a pas beaucoup de chance dans un pays qui a toujours voté dans le triangle confrérique. »
Du côté de la présidence, on se montre confiant : « Sonko est dans l’agitation, la provocation, les phrases à l’emporte-pièce. Nous sommes dans la cohésion et le rassemblement. Aux législatives, nous avons obtenu 1,5 million de voix, lui 33 000. Ce n’est pas un danger. » Une assurance douchée par le politologue qui rappelle que « s’il gagne des voix, ça traduira le taux de déception de notre jeunesse et l’échec de nos hommes politiques. »
LE MONDE
La vidéo, parue en octobre 2018 mais qui daterait de quelques mois, a vite fait le tour de la presse déclenchant un tollé. Seydou Guèye, ministre porte-parole du gouvernement, s’est indigné de propos « spécifiques aux logiques pro-islamique et djihadiste. Ça me semble inacceptable dans notre espace politique », a-t-il dénoncé au micro de la Radio Futurs Médias. L’écho a été bien différent sur les réseaux sociaux où Ousmane Sonko, à 44 ans, jouit d’une certaine popularité. Mieux que tous les autres politiciens, il en maîtrise les codes et s’est forgé, ces dernières années, une base de sympathisants étendue et réactive.
Figure iconoclaste
A en croire ses adversaires, il serait l’incarnation de toutes les dérives de la politique contemporaine : souverainiste antisystème, nationaliste au populisme décomplexé. On lui prête volontiers une proximité avec l’idéologie salafiste dans un pays qui pratique à plus de 90 % un islam soufi pacifique. L’intéressé s’en défend. Son programme « Jotna » (« C’est le moment » en wolof) efface un peu cette figure iconoclaste. Il met l’accent sur l’agriculture, « fer de lance », « le développement durable de la pêche », « la promotion de la femme » et « l’égalité des chances par l’éducation ». Pour convaincre un électorat aux intérêts multiples, Ousmane Sonko sait qu’il faut sacrifier à la consensualité, comme le laisse penser son portrait de campagne, costume ajusté et lunettes rondes.
Né à Thiès (ouest) en 1974, il a grandi en Casamance. La région est alors en proie à un conflit ouvert entre l’armée sénégalaise et les rebelles indépendantistes du Mouvement démocratique des forces de Casamance (MFDC). Les bruits des balles marqueront ses souvenirs. C’est dans ce sud reculé, coincé par l’enclave gambienne, grand oublié des plans de développement, qu’il tire aujourd’hui ses plus nombreux soutiens. Il en a forgé un des axes de sa doctrine : lutter contre la centralisation du pays à Dakar. Suit une scolarité brillante. Maîtrise de droit, DEA à l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis, il sort major de sa promotion à l’ENA. Un parcours d’élite sénégalaise qu’il ne renie pas. A cette époque, il milite au sein de l’Association des étudiants musulmans du Sénégal (AMES), une structure proche des milieux salafistes.
Lanceur d’alerte
En 2002, il devient inspecteur principal des impôts et des domaines. Le travail, ingrat, et les pressions subies le conduisent à créer trois ans plus tard le syndicat de sa corporation. Il y fait ses premières armes politiques, mais préfère encore les auteurs grecs au conclave. Son éveil arrivera en 2008 lors des assises de l’opposition. Germe l’idée de fonder un parti avec une obsession : la souveraineté. Ce n’est que six ans plus tard que naissent les Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef).
Alors que la formation balbutie, Ousmane Sonko trouve un angle d’attaque qui va le propulser sur le devant de la scène. Il pointe des actes de fraude fiscale et de corruption dont il est témoin en tant qu’inspecteur. Ses dénonciations de lanceur d’alerte culmineront en 2016 : dans un livre intitulé Pétrole et gaz au Sénégal. Chronique d’une spoliation (éd. Fauves), il accuse directement le président Macky Sall et son frère Alioune Sall, à la tête d’une compagnie pétrolière, de « corruption », de « viol de la Constitution et du code pétrolier ». Il est radié la même année par décret présidentiel pour « manquement au devoir de réserve ».
Il se positionne en victime du système et devient, pour une partie de la classe moyenne, le chevalier blanc d’une politique usée par l’entre-soi et les magouilles. Il saisit le créneau. « Au Sénégal, nous avons eu deux alternances, des partis multiples, mais si vous regardez bien, ceux qui dirigeaient le pays hier sont aujourd’hui des leaders de l’opposition et candidats à l’élection. Face à cela, Ousmane Sonko s’est décrété résistant au système », avance Cheikh Mbaye, sociologue.
Comparé à un Trump africain
Parmi les cinq candidats à la présidentielle, figurent ainsi Madické Niang qui, de 2002 à 2012, fut ministre de l’habitat, des affaires étrangères, de la justice, de l’énergie, de l’industrie et des mines, mais aussi Idrissa Seck, premier ministre de 2002 à 2004. « Quand on ne fait pas partie de ce sérail, il est difficile de percer en politique, ajoute-t-il. Il y a un désir de renouveau. Sonko l’a compris et s’inscrit contre cette politique politicienne qui vise à conserver le pouvoir et s’enrichir. »
A l’été 2017, il remporte une première victoire en demi-teinte : il est élu député à l’Assemblée nationale, mais son parti obtient moins de 1 % des voix aux législatives. Son succès aurait pu en rester là si les deux principaux adversaires politiques de Macky Sall – Karim Wade, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, et Khalifa Sall, ancien maire de Dakar – n’avaient été écartés de l’élection présidentielle en raison d’ennuis judiciaires.
Ousmane Sonko en profite pour se tailler une place de choix dans le camp de l’opposition. Il déploie ses éléments de programme : sortir du franc CFA, réduire la dette et le train de vie de l’Etat, privilégier les entreprises et les emplois nationaux. On le compare à un Trump africain, la jeunesse en plus. Un atout dans un pays où plus de 50 % de la population a moins de 20 ans.
Son discours fait mouche dans une classe moyenne diplômée et chômeuse en augmentation, qui voit les ponts d’or faits aux entreprises étrangères et l’industrie locale en déshérence. « Un électorat qui rejette le monde occidental et ses valeurs, de la défense des droits de l’homme à la protection des minorités sexuelles, et que Sonko arrive à capter », explique un diplomate européen. Son discours résonne aussi parmi la diaspora : il arrive ainsi en tête des législatives chez les Sénégalais du Canada.
« Un homme des marges »
Mais s’il veut avoir une chance le 24 février, le candidat Sonko doit encore faire ses preuves auprès d’un électorat rural qui, sans électricité ni Internet, ne peut suivre ses punchlines contre le pouvoir sur les réseaux sociaux. En meeting, il avait pour habitude de s’entourer de dizaines de vigiles vêtus en treillis de surplus militaires siglés « US Navy ». Il essaie désormais de lisser son image de rebelle antisystème, en se rapprochant des caciques de la politique qu’il a tant critiqués.
Ainsi, le 9 février, Ousmane Sonko interrompt son programme de campagne pour accueillir d’urgence à Dakar l’ancien président Abdoulaye Wade, revenu de sa retraite versaillaise. Il aimerait être adoubé par ce faiseur de rois. Il n’obtiendra rien. « Il n’y a plus d’antisystème chez lui, tance un politologue. L’un de ses plus proches collaborateurs est l’architecte Pierre Goudiaby Atepa, qui a construit pour les classes dirigeantes africaines et lui a prêté son siège. »
Le sociologue Cheikh Mbaye abonde : « A ce niveau, on est obligé de se mélanger avec des gens de pouvoir. Mais c’est contradictoire, ça dessert son image et étonne sa base électorale. » Le jeune challenger peut-il quand même convaincre les électeurs ? « C’est un homme des marges, Casamançais, Saint-Louisiens, un étranger pour beaucoup de Sénégalais, analyse le diplomate européen. Il a voulu s’affranchir des puissantes confréries soufies, puis a fait volte-face. Il n’a pas beaucoup de chance dans un pays qui a toujours voté dans le triangle confrérique. »
Du côté de la présidence, on se montre confiant : « Sonko est dans l’agitation, la provocation, les phrases à l’emporte-pièce. Nous sommes dans la cohésion et le rassemblement. Aux législatives, nous avons obtenu 1,5 million de voix, lui 33 000. Ce n’est pas un danger. » Une assurance douchée par le politologue qui rappelle que « s’il gagne des voix, ça traduira le taux de déception de notre jeunesse et l’échec de nos hommes politiques. »
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