Ne voulant pas passer pour un poltron aux yeux de ma femme, je m’efforçai de dominer ma peur et tous les deux nous conjuguâmes nos efforts pour mieux rassurer nos deux petits chérubins. Nous restâmes silencieux un long moment pendant lequel nous pouvions entendre notre cœur battre très fort. Puis la voix de Sophie s’éleva de nouveau :
« En tout cas toi, Habib, ne bouge pas d’ici jusqu’à ce que tout ça se calme, ce n’est pas la peine de prendre de risques inutiles… »
Je me sentais coincé comme un rat dans une souricière et ne savais trop quoi faire.
Cette fois-ci les paroles de Sophie n’eurent pas d’effet sur moi et passant outre ses injonctions, je me levai et sortis de la chambre pour aller à la cuisine. Il me fallait absolument avaler un café, un café très fort, à la turque, pour me remettre de toutes ces violentes émotions qui m’avaient plongé dans un état psychologique indescriptible. Comme prévu, la caféine eut sur moi un effet apaisant et m’éclaircit sensiblement les idées. Après avoir ingurgité ce breuvage tonique, je laissai Sophie et les enfants seuls dans notre chambre conjugale, préférant aller m’asseoir au salon, dans un moelleux fauteuil. C’était me semblait-il, l’endroit le mieux indiqué pour faire abstraction du bruit et de la fureur qui régnaient dans la rue. Là je pouvais réfléchit et méditer en paix. Aussitôt que je me fus installé dans le fauteuil sur lequel j’avais jeté mon dévolu, je fus plongé dans une semi pénombre et je me sentis happé par une sorte de tourbillon invisible. Un silence feutré régnait autour de moi et seuls me parvenaient encore, lointains et ténus, les klaxons stridulents des sapeurs-pompiers et le hululement macabre des ambulances. Sans doute ces dernières transportaient-elles à l’hôpital les blessés, et peut-être aussi les morts, que n’avaient à coup sûr pas manqué d’occasionner ces affrontements entre la foule déchainée des jeunes et la troupe sur le pied de guerre. Je percevais aussi le crépitement des cailloux balancés par les manifestants qui bombardaient sans discontinuer les forces de l’ordre. Ces derniers étaient bien souvent obligés de reculer devant ce déluge de projectiles aussi dangereux que des balles de fusil. Bien que je fusse loin du théâtre des opérations, je sentais que la bataille faisait rage et qu’aucune des forces en présence ne ferait de quartier à l’autre. Ce serait « gatsa-gatsa » : œil pour œil dent pour dent ! La loi du Talion dans toute sa splendeur ! Étions-nous en présence d’une insurrection et jusqu’où pourrait aller cette guérilla urbaine ? Qui pourrait arrêter ces émeutes et quelles en seraient les conséquences pour les pauvres et si paisibles doomou ndar ? Un flot de questions auxquelles je ne trouvais pas de réponses se bousculaient dans mon cerveau obscurci par une sorte de brouillard indéfinissable.
Petit à petit, sans même m’en rendre compte, je sombrai dans le puits abyssal de l’inconscience. Combien de temps étais-je resté affalé dans mon fauteuil, incapable de faire le moindre geste et me laissant couler doucement dans une torpeur anesthésiante ?
Je n’aurais su le dire. Toujours est-il que dans mon cerveau engourdi, flottant dans un brouillard aux contours imprécis, défilaient des images d’événements passés qui étaient certainement à l’origine de ce jour fatidique où Saint-Louis et peut-être tout Sunugaal avaient basculé dans le chaos. Je revoyais les meetings, les marches, les rassemblements, les sit-in, avec leurs cortèges de discours enflammés dans lesquels les politiciens de tous poils promettaient monts et merveilles aux foules avides de changement. Partout où ils passaient, ces tribuns d’un faux renouveau soulevaient des vagues d’enthousiasme et étaient accueillis par des foules surexcitées de pauvres hères chauffés à blanc grâce à une propagande malsaine. D’innombrables liasses d’argent sale étaient distribuées à la volée à des populations affamées, désœuvrées, qui croyaient recevoir une manne providentielle tombée du ciel. Mais en réalité ces messies new-look en costumes-cravate et nœuds papillons ressemblaient plus à de sombres magiciens qu’à de vrais messagers de la paix et de l’espoir. À quoi avaient servi toutes leurs gesticulations vulgaires, indécentes et leur populisme de mauvais aloi ? À quoi rimait tout ce cirque stérile si ce n’était à créer une situation explosive et extrêmement dangereuse pour tout le monde ? A quoi aboutissait toute cette logorrhée démagogique si ce n’était à déclencher d’imprévisibles flambées de violence dont nul ne pouvait prédire quand ni comment elles allaient s’arrêter ? A présent ce n’était plus la voix des « leaders d’opinion » ou celle des « sages » que l’on entendait, mais les pétarades, les explosions, les bruits de bottes. A présent c’est la poudre qui parlait et elle tenait un langage autrement plus persuasif que les « ndigël » des marchands d’illusions. Ces vendeurs de vent n’avaient eu de cesse de faire miroiter aux yeux du peuple ébloui, hypnotisé, de fabuleux pays de cocagne où ne régneraient que la paix (ah ! « jamm », la paix, tant désirée !), la démocratie et on ne sait quelles autres fariboles tout simplement irréalisables dans l’état où se trouvait ce pays rongé par l’injustice, la pauvreté, la corruption…
Voilà donc où nous avaient mené toutes ces mystifications savamment élaborées, orchestrées à coup de milliards : le seul pays d’Afrique qui n’avait jamais connu de coup d’état militaire et où, selon certains hurluberlus, « jamais un écrivain n’avait été inquiété pour ses opinions, ni un journaliste poursuivi pour ses écrits ou envoyé au gnouf pour délit de presse », peut-être le seul pays au monde qui pouvait se vanter de n’avoir aucun prisonnier politique dans ses geôles mais seulement des prisonniers de droit commun !
Ce pays béni des dieux, qui n’avait jusque là connu que la paix, la concorde et la stabilité, était maintenant la proie des flammes par la faute de politiciens aventuristes, sans scrupules, assoiffés de pouvoir et de richesses et mus par leurs seuls intérêts personnels !
Peut-être même qu’à cette heure, le pays était à la merci d’un Pinochet en herbe, planqué dans une caserne et qui devait se dire que l’heure avait sonné de faire une entrée fracassante sur la scène grandiose de l’Histoire ! Qui sait ?...
Finis la paix douillette, la mollesse proverbiale et le fatalisme à toute épreuve des Sunugaliens ! Nous étions en train de nous joindre à la ronde infernale de ces pays ravagés par la guerre et la barbarie, de ces pays où le droit, la justice, la liberté, n’étaient plus que de lointaines et inaccessibles utopies !
C’était l’apocalypse ! Apocalypse now* !.. ( à suivre…)
*titre d’un film culte du réalisateur américain Francis Ford Coppola.
« En tout cas toi, Habib, ne bouge pas d’ici jusqu’à ce que tout ça se calme, ce n’est pas la peine de prendre de risques inutiles… »
Je me sentais coincé comme un rat dans une souricière et ne savais trop quoi faire.
Cette fois-ci les paroles de Sophie n’eurent pas d’effet sur moi et passant outre ses injonctions, je me levai et sortis de la chambre pour aller à la cuisine. Il me fallait absolument avaler un café, un café très fort, à la turque, pour me remettre de toutes ces violentes émotions qui m’avaient plongé dans un état psychologique indescriptible. Comme prévu, la caféine eut sur moi un effet apaisant et m’éclaircit sensiblement les idées. Après avoir ingurgité ce breuvage tonique, je laissai Sophie et les enfants seuls dans notre chambre conjugale, préférant aller m’asseoir au salon, dans un moelleux fauteuil. C’était me semblait-il, l’endroit le mieux indiqué pour faire abstraction du bruit et de la fureur qui régnaient dans la rue. Là je pouvais réfléchit et méditer en paix. Aussitôt que je me fus installé dans le fauteuil sur lequel j’avais jeté mon dévolu, je fus plongé dans une semi pénombre et je me sentis happé par une sorte de tourbillon invisible. Un silence feutré régnait autour de moi et seuls me parvenaient encore, lointains et ténus, les klaxons stridulents des sapeurs-pompiers et le hululement macabre des ambulances. Sans doute ces dernières transportaient-elles à l’hôpital les blessés, et peut-être aussi les morts, que n’avaient à coup sûr pas manqué d’occasionner ces affrontements entre la foule déchainée des jeunes et la troupe sur le pied de guerre. Je percevais aussi le crépitement des cailloux balancés par les manifestants qui bombardaient sans discontinuer les forces de l’ordre. Ces derniers étaient bien souvent obligés de reculer devant ce déluge de projectiles aussi dangereux que des balles de fusil. Bien que je fusse loin du théâtre des opérations, je sentais que la bataille faisait rage et qu’aucune des forces en présence ne ferait de quartier à l’autre. Ce serait « gatsa-gatsa » : œil pour œil dent pour dent ! La loi du Talion dans toute sa splendeur ! Étions-nous en présence d’une insurrection et jusqu’où pourrait aller cette guérilla urbaine ? Qui pourrait arrêter ces émeutes et quelles en seraient les conséquences pour les pauvres et si paisibles doomou ndar ? Un flot de questions auxquelles je ne trouvais pas de réponses se bousculaient dans mon cerveau obscurci par une sorte de brouillard indéfinissable.
Petit à petit, sans même m’en rendre compte, je sombrai dans le puits abyssal de l’inconscience. Combien de temps étais-je resté affalé dans mon fauteuil, incapable de faire le moindre geste et me laissant couler doucement dans une torpeur anesthésiante ?
Je n’aurais su le dire. Toujours est-il que dans mon cerveau engourdi, flottant dans un brouillard aux contours imprécis, défilaient des images d’événements passés qui étaient certainement à l’origine de ce jour fatidique où Saint-Louis et peut-être tout Sunugaal avaient basculé dans le chaos. Je revoyais les meetings, les marches, les rassemblements, les sit-in, avec leurs cortèges de discours enflammés dans lesquels les politiciens de tous poils promettaient monts et merveilles aux foules avides de changement. Partout où ils passaient, ces tribuns d’un faux renouveau soulevaient des vagues d’enthousiasme et étaient accueillis par des foules surexcitées de pauvres hères chauffés à blanc grâce à une propagande malsaine. D’innombrables liasses d’argent sale étaient distribuées à la volée à des populations affamées, désœuvrées, qui croyaient recevoir une manne providentielle tombée du ciel. Mais en réalité ces messies new-look en costumes-cravate et nœuds papillons ressemblaient plus à de sombres magiciens qu’à de vrais messagers de la paix et de l’espoir. À quoi avaient servi toutes leurs gesticulations vulgaires, indécentes et leur populisme de mauvais aloi ? À quoi rimait tout ce cirque stérile si ce n’était à créer une situation explosive et extrêmement dangereuse pour tout le monde ? A quoi aboutissait toute cette logorrhée démagogique si ce n’était à déclencher d’imprévisibles flambées de violence dont nul ne pouvait prédire quand ni comment elles allaient s’arrêter ? A présent ce n’était plus la voix des « leaders d’opinion » ou celle des « sages » que l’on entendait, mais les pétarades, les explosions, les bruits de bottes. A présent c’est la poudre qui parlait et elle tenait un langage autrement plus persuasif que les « ndigël » des marchands d’illusions. Ces vendeurs de vent n’avaient eu de cesse de faire miroiter aux yeux du peuple ébloui, hypnotisé, de fabuleux pays de cocagne où ne régneraient que la paix (ah ! « jamm », la paix, tant désirée !), la démocratie et on ne sait quelles autres fariboles tout simplement irréalisables dans l’état où se trouvait ce pays rongé par l’injustice, la pauvreté, la corruption…
Voilà donc où nous avaient mené toutes ces mystifications savamment élaborées, orchestrées à coup de milliards : le seul pays d’Afrique qui n’avait jamais connu de coup d’état militaire et où, selon certains hurluberlus, « jamais un écrivain n’avait été inquiété pour ses opinions, ni un journaliste poursuivi pour ses écrits ou envoyé au gnouf pour délit de presse », peut-être le seul pays au monde qui pouvait se vanter de n’avoir aucun prisonnier politique dans ses geôles mais seulement des prisonniers de droit commun !
Ce pays béni des dieux, qui n’avait jusque là connu que la paix, la concorde et la stabilité, était maintenant la proie des flammes par la faute de politiciens aventuristes, sans scrupules, assoiffés de pouvoir et de richesses et mus par leurs seuls intérêts personnels !
Peut-être même qu’à cette heure, le pays était à la merci d’un Pinochet en herbe, planqué dans une caserne et qui devait se dire que l’heure avait sonné de faire une entrée fracassante sur la scène grandiose de l’Histoire ! Qui sait ?...
Finis la paix douillette, la mollesse proverbiale et le fatalisme à toute épreuve des Sunugaliens ! Nous étions en train de nous joindre à la ronde infernale de ces pays ravagés par la guerre et la barbarie, de ces pays où le droit, la justice, la liberté, n’étaient plus que de lointaines et inaccessibles utopies !
C’était l’apocalypse ! Apocalypse now* !.. ( à suivre…)
*titre d’un film culte du réalisateur américain Francis Ford Coppola.