Cette année, le Sénégal, l’un des plus grands pays du livre et de l’écrit en Afrique, était l’invité d’honneur de ce prestigieux rendez-vous scientifique. Le pays y est allé avec une forte délégation comptant quatorze auteurs et universitaires. Son stand était meublé par un nombre important de publications portant sur divers domaines.
Mais, cette remarquable présence n’était pas sans étonner les connaisseurs du pays. Tant celle-ci était caractérisée par un francophonisme débordant teinté d’un senghorisme dépassé. La composition de la délégation, les ouvrages exposés ainsi que les thèmes traités dans les conférences ne reflétaient que cela.
Il va sans dire que cette représentation culturelle du Sénégal est trompeuse. Elle fausse l’identité littéraire du pays en négligeant un pan important de sa production scientifique.
Il faut rappeler que le Sénégal a rayonné dans le domaine du savoir bien avant l’établissement de l’Ecole française dans son territoire. D’éminents hommes de Lettres ont fait connaitre ce pays de la plus belle des manières. Seulement, la postérité n’a pas daigné assumer cet héritage. Les dirigeants politiques rechignent à vulgariser leurs œuvres.
La question reste qui sont ces ambassadeurs de la littérature sénégalaise ? Quelles sont leurs œuvres ?
Sources de la littérature nationale du Sénégal
Au Sénégal comme ailleurs, il est difficile de dater l’entrée de la lettre arabe dans le système de communication locale. Mais, on pourrait, sans aucune hésitation, formuler l’hypothèse que l’alphabet arabe fut adopté pour l’écriture de certaines langues africaines avant l’islamisation. En effet, les commerçants, qui connaissaient bien l’Afrique, ont véhiculé cette écriture en dehors de l’Arabie bien avant la transcription de la Révélation. En Afrique de l’Ouest, les Jula (déformation de Jawwaala, commerçant ambulant en arabe) ont pris le relai en utilisant ce medium dans leur communication. Ce n’est pas par hasard si un musulman s’appelle Juuldho en pulaar et Jullit en wolof, des identifiants dérivés de l’activité commerciale qui a lié l’Afrique et l’Arabie avant la religion. L’appropriation active ou l’adoption de l’alphabet arabe pour la transcription des langues ouest-africaines ou persanes, ne peut être expliquée que par une certaine proximité avec des arabophones ou une très longue familiarité avec cette langue. Le symbolisme local profane, utilisé pour l’apprentissage de ce code, renforce l’hypothèse que cette adoption a précédé celle de la religion.
Les lettres sont requalifiées pour leur donner une valeur réelle et partant un potentiel pédagogique. En pulaar, par exemple, la lettre siin est appelée Sīn ñiikogne (siin aux dents), haa au début d’un mot est devenue Haa tonkngu (haa en forme de houe), Shaad est nommée Saa reedu (saa du ventre), etc. L’alphabet arabe étant sacralisé après l’écriture du Coran, le modifier serait une profanation. Ainsi, toute langue transcrite en caractères coraniques acquière de la sainteté. C’est d’ailleurs cette croyance qui est derrière le développement de l’ajami (écriture arabisée) au Fuuta Jalon, à Sokoto et au Fuuta Tooro.
Voilà pourquoi les sources écrites les plus anciennes de l’Histoire du Sénégal sont en ajami. Les satires des Almubbe Ngay (Etudiants effrontés), les 1436 vers des combattants Mamadou Aliou Thiam, Lamine Maabo Gisse et Mamadou Mahmoudou Ka, relatant l’épopée qu’ils ont vécue avec Cheikhou Oumar El Fuutiyyu, sont bien écrits en ajami pulaar. N’eussent été leurs récits le Jihad Omarien serait mal connu. L’explorateur anglais Francis Moore, qui a sillonné la région sénégambienne dans les années 1730, affirmait : « Dans chaque royaume ou territoire riverain du fleuve, il y a des personnes de teint brun, ressemblant plus à celui des Arabe, appelées Pholeys Peulh. La langue arabe est chez elles comme le latin en Europe. Ils l’enseignent et leur loi, Al Coran, en est écrite. Ces Pholeys sont généralement mieux instruits en arabe que ne le sont les européen en latin. Beaucoup d’entre eux l’utilisent en même temps que leur vulgaire langage Pholey Pulaar». Henri Gaden et l’éminent historien américain David Robinson ne s’étaient pas trompés en invitant les africanistes à tenir compte de ces écrits pour étudier l’histoire du pays.
Cette tendance à écrire en langue locale s’est poursuivie avec les générations suivantes. Qaadi Majaxate Kala, Serigne Muusa Ka, Cerno Abdurahmaani Banaaji Sall, Ceerno Al Hassane Haaruuna Jaw dit Ceerno Boye, Alfaa Issa Watt de Doué, etc. sont les porte-drapeaux de cette littérature nationale. Mais toute cette œuvre est à verser dans la production globale des hommes de lettres arabo-cultivés.
Echantillon de la bibliographie nationale du Sénégal
L’inventaire habituel de la production littéraire du Sénégal, place le roman « Les trois volontés de Malick » d’Ahmadou Mapaté Diagne, édité en 1920, à la première place. Pourtant les différents catalogues de l’IFANCAD et les travaux d’Amar Samb sur la littérature sénégalaise d’expression arabe, prouvent le contraire. Dans ces registres, le premier ouvrage connu d’un ressortissant de la région est « Qatfu thamar fii asaaniid el musannafaat fi al funuun wal athar » de Saalih El Oumary Al foulani (1753-1803). Ce dernier signait El foulani pour se distinguer des Tekrouri plus connus alors en Arabie. Il était un des leader de l’Ecole de la tradition prophétique (Dar El Hadiith) de Médine en Arabie Séoudite. Il est très réputé en Inde et Pakistan où ses trois livres majeurs sont édités. Il est qualifié de Mujaddid (Le Rénovateur de l’Isalam), avant Jamal El Diin l’Afghan, par beaucoup d’érudits.
La publication suivante serait le chef d’œuvre de Cheikhou Oumar El Foutiyyou « Rimaahu Hizbu El Rahiim alaa Nuhuuri Hizbu El Rajiim », imprimé par l’Etat tunisien en 1878. Sa signature portait plus explicitement la marque sénégalaise : El foutiyyou, El Gedewiyyou ou El Halwaariyyou. C’est l’un des deux ouvrages de référence de la confrérie Tidiane. Ce serait le premier manuscrit d’un africain non maghrébin édité. Cela à la demande du Khalif de la confrérie et ses Oulemas qui craignaient sa détérioration du fait des consultations nombreuses. Rimaah a fait l’objet de plusieurs centaines de thèses de Doctorat dans le monde. D’autres manuscrits de Cheikou Oumar, qui en compte une centaine, ont intéressé les éditeurs et chercheurs. On peut en citer « Bayaanu ma Wa waqa’a » ; « Safiinat El Sa’aadat », etc.
Le troisième ouvrage est sans conteste « Zuhuur El Basaatin fii Taariikh El sawaadiin » de Cheikh Moussa Camara. Il est l’une des trois sources majeures de l’Histoire ouest-africaine. Son auteur compte plus d’une vingtaine de manuscrits, tous aussi importants, mais la plupart reste à éditer.
Loin d’être exhaustif, on peut ajouter à ce registre d’œuvres littéraires phares du Sénégal : « Diyaaou El Nayrayni », l’ouvrage colossal de Tafsir Amadou Dème de Sokone ; « Xilaasu Zahab » d’El Hadj Malick Sy ; « Masaalik El jinaani » de Cheikh Ahmadou Bamba ; « Al jawaahir wa durar » de Ceerno Mountaqa Taal ; « Minan Al baaqi Al qadiim » de Serigne Bassirou Mbaké ; etc.
Il est dommage que ces œuvres ne bénéficient qu’aux chercheurs. L’inexistence d’une politique éditoriale conséquente prive les autres de cette richesse inestimable. Dans tous les cas, il ne peut y avoir une vitrine scientifique du Sénégal sans ces œuvres. Un stand national de livres sans elles constitue une falsification de l’identité littéraire sénégalaise. Le combat que mène la jeunesse africaine, surtout francophone, contre la pérennisation de la colonisation intellectuelle et la libération spirituelle, trouve sa justification dans de tels faits.
Enfin, disons que le Salon International du Livre était une opportunité pour montrer à la face du monde le vrai visage littéraire et scientifique du Sénégal. Montrer, sans complexe, que l’humanisme islamique est ce que les peuples du Sénégal et de l’Algérie partagent plus que tout autre, que le Sénégal est ce pays qui a universalisé, par la plume et le verbe, la Tidjaniya que leur fils a fondée.
Mamadou Youry SALL
Chercheur-Enseignant à l’UGB
Mercredi le 13/11/2019
Mais, cette remarquable présence n’était pas sans étonner les connaisseurs du pays. Tant celle-ci était caractérisée par un francophonisme débordant teinté d’un senghorisme dépassé. La composition de la délégation, les ouvrages exposés ainsi que les thèmes traités dans les conférences ne reflétaient que cela.
Il va sans dire que cette représentation culturelle du Sénégal est trompeuse. Elle fausse l’identité littéraire du pays en négligeant un pan important de sa production scientifique.
Il faut rappeler que le Sénégal a rayonné dans le domaine du savoir bien avant l’établissement de l’Ecole française dans son territoire. D’éminents hommes de Lettres ont fait connaitre ce pays de la plus belle des manières. Seulement, la postérité n’a pas daigné assumer cet héritage. Les dirigeants politiques rechignent à vulgariser leurs œuvres.
La question reste qui sont ces ambassadeurs de la littérature sénégalaise ? Quelles sont leurs œuvres ?
Sources de la littérature nationale du Sénégal
Au Sénégal comme ailleurs, il est difficile de dater l’entrée de la lettre arabe dans le système de communication locale. Mais, on pourrait, sans aucune hésitation, formuler l’hypothèse que l’alphabet arabe fut adopté pour l’écriture de certaines langues africaines avant l’islamisation. En effet, les commerçants, qui connaissaient bien l’Afrique, ont véhiculé cette écriture en dehors de l’Arabie bien avant la transcription de la Révélation. En Afrique de l’Ouest, les Jula (déformation de Jawwaala, commerçant ambulant en arabe) ont pris le relai en utilisant ce medium dans leur communication. Ce n’est pas par hasard si un musulman s’appelle Juuldho en pulaar et Jullit en wolof, des identifiants dérivés de l’activité commerciale qui a lié l’Afrique et l’Arabie avant la religion. L’appropriation active ou l’adoption de l’alphabet arabe pour la transcription des langues ouest-africaines ou persanes, ne peut être expliquée que par une certaine proximité avec des arabophones ou une très longue familiarité avec cette langue. Le symbolisme local profane, utilisé pour l’apprentissage de ce code, renforce l’hypothèse que cette adoption a précédé celle de la religion.
Les lettres sont requalifiées pour leur donner une valeur réelle et partant un potentiel pédagogique. En pulaar, par exemple, la lettre siin est appelée Sīn ñiikogne (siin aux dents), haa au début d’un mot est devenue Haa tonkngu (haa en forme de houe), Shaad est nommée Saa reedu (saa du ventre), etc. L’alphabet arabe étant sacralisé après l’écriture du Coran, le modifier serait une profanation. Ainsi, toute langue transcrite en caractères coraniques acquière de la sainteté. C’est d’ailleurs cette croyance qui est derrière le développement de l’ajami (écriture arabisée) au Fuuta Jalon, à Sokoto et au Fuuta Tooro.
Voilà pourquoi les sources écrites les plus anciennes de l’Histoire du Sénégal sont en ajami. Les satires des Almubbe Ngay (Etudiants effrontés), les 1436 vers des combattants Mamadou Aliou Thiam, Lamine Maabo Gisse et Mamadou Mahmoudou Ka, relatant l’épopée qu’ils ont vécue avec Cheikhou Oumar El Fuutiyyu, sont bien écrits en ajami pulaar. N’eussent été leurs récits le Jihad Omarien serait mal connu. L’explorateur anglais Francis Moore, qui a sillonné la région sénégambienne dans les années 1730, affirmait : « Dans chaque royaume ou territoire riverain du fleuve, il y a des personnes de teint brun, ressemblant plus à celui des Arabe, appelées Pholeys Peulh. La langue arabe est chez elles comme le latin en Europe. Ils l’enseignent et leur loi, Al Coran, en est écrite. Ces Pholeys sont généralement mieux instruits en arabe que ne le sont les européen en latin. Beaucoup d’entre eux l’utilisent en même temps que leur vulgaire langage Pholey Pulaar». Henri Gaden et l’éminent historien américain David Robinson ne s’étaient pas trompés en invitant les africanistes à tenir compte de ces écrits pour étudier l’histoire du pays.
Cette tendance à écrire en langue locale s’est poursuivie avec les générations suivantes. Qaadi Majaxate Kala, Serigne Muusa Ka, Cerno Abdurahmaani Banaaji Sall, Ceerno Al Hassane Haaruuna Jaw dit Ceerno Boye, Alfaa Issa Watt de Doué, etc. sont les porte-drapeaux de cette littérature nationale. Mais toute cette œuvre est à verser dans la production globale des hommes de lettres arabo-cultivés.
Echantillon de la bibliographie nationale du Sénégal
L’inventaire habituel de la production littéraire du Sénégal, place le roman « Les trois volontés de Malick » d’Ahmadou Mapaté Diagne, édité en 1920, à la première place. Pourtant les différents catalogues de l’IFANCAD et les travaux d’Amar Samb sur la littérature sénégalaise d’expression arabe, prouvent le contraire. Dans ces registres, le premier ouvrage connu d’un ressortissant de la région est « Qatfu thamar fii asaaniid el musannafaat fi al funuun wal athar » de Saalih El Oumary Al foulani (1753-1803). Ce dernier signait El foulani pour se distinguer des Tekrouri plus connus alors en Arabie. Il était un des leader de l’Ecole de la tradition prophétique (Dar El Hadiith) de Médine en Arabie Séoudite. Il est très réputé en Inde et Pakistan où ses trois livres majeurs sont édités. Il est qualifié de Mujaddid (Le Rénovateur de l’Isalam), avant Jamal El Diin l’Afghan, par beaucoup d’érudits.
La publication suivante serait le chef d’œuvre de Cheikhou Oumar El Foutiyyou « Rimaahu Hizbu El Rahiim alaa Nuhuuri Hizbu El Rajiim », imprimé par l’Etat tunisien en 1878. Sa signature portait plus explicitement la marque sénégalaise : El foutiyyou, El Gedewiyyou ou El Halwaariyyou. C’est l’un des deux ouvrages de référence de la confrérie Tidiane. Ce serait le premier manuscrit d’un africain non maghrébin édité. Cela à la demande du Khalif de la confrérie et ses Oulemas qui craignaient sa détérioration du fait des consultations nombreuses. Rimaah a fait l’objet de plusieurs centaines de thèses de Doctorat dans le monde. D’autres manuscrits de Cheikou Oumar, qui en compte une centaine, ont intéressé les éditeurs et chercheurs. On peut en citer « Bayaanu ma Wa waqa’a » ; « Safiinat El Sa’aadat », etc.
Le troisième ouvrage est sans conteste « Zuhuur El Basaatin fii Taariikh El sawaadiin » de Cheikh Moussa Camara. Il est l’une des trois sources majeures de l’Histoire ouest-africaine. Son auteur compte plus d’une vingtaine de manuscrits, tous aussi importants, mais la plupart reste à éditer.
Loin d’être exhaustif, on peut ajouter à ce registre d’œuvres littéraires phares du Sénégal : « Diyaaou El Nayrayni », l’ouvrage colossal de Tafsir Amadou Dème de Sokone ; « Xilaasu Zahab » d’El Hadj Malick Sy ; « Masaalik El jinaani » de Cheikh Ahmadou Bamba ; « Al jawaahir wa durar » de Ceerno Mountaqa Taal ; « Minan Al baaqi Al qadiim » de Serigne Bassirou Mbaké ; etc.
Il est dommage que ces œuvres ne bénéficient qu’aux chercheurs. L’inexistence d’une politique éditoriale conséquente prive les autres de cette richesse inestimable. Dans tous les cas, il ne peut y avoir une vitrine scientifique du Sénégal sans ces œuvres. Un stand national de livres sans elles constitue une falsification de l’identité littéraire sénégalaise. Le combat que mène la jeunesse africaine, surtout francophone, contre la pérennisation de la colonisation intellectuelle et la libération spirituelle, trouve sa justification dans de tels faits.
Enfin, disons que le Salon International du Livre était une opportunité pour montrer à la face du monde le vrai visage littéraire et scientifique du Sénégal. Montrer, sans complexe, que l’humanisme islamique est ce que les peuples du Sénégal et de l’Algérie partagent plus que tout autre, que le Sénégal est ce pays qui a universalisé, par la plume et le verbe, la Tidjaniya que leur fils a fondée.
Mamadou Youry SALL
Chercheur-Enseignant à l’UGB
Mercredi le 13/11/2019