Ablaye Cissoko : Kiya Tabassian, joueur de sitar au sein de Constantinople, était à la recherche d'un koriste. Il a découvert mon album Griot Rouge, l'a adoré, puis m'a contacté il y a quatre ans. Quant à moi, je rêvais depuis toujours de collaborer avec un joueur de sitar. J'ai rejoint le groupe à Montréal, au Canada, et tout naturellement, nous avons composé ensemble. Pendant trois ans, nous nous sommes produits plusieurs fois sur scène. Nous avons aussi repris des morceaux traditionnels mandingues et perses. L'album Jardins migrateurs n'est que la continuité de la rencontre entre deux traditions.
Vous vous êtes produit en concert avec Constantinople au théâtre des Bouff es-du-Nord, à Paris, peu après les attentats qui ont, notamment, frappé le Bataclan. Comment vous êtes-vous senti ?
Je me suis senti plutôt serein. Et cela, je le dois au public. Les gens étaient présents. Et la réponse à cette barbarie est de continuer à assister à des concerts. J'ai été horrifié quand j'ai appris ce qui s'était passé à Paris. J'ai eu très mal. Cela me choque de voir autant de jeunes gens se faire tuer sans raison, que ce soit à Paris ou ailleurs. Je suis musulman et pratiquant, mais je ne peux pas comprendre de telles motivations au nom de l'islam. Ce n'est absolument pas l'islam. Personne ne peut prétendre savoir ce qui est bon ou mauvais. Si des gens pensent qu'ils ont droit de vie ou de mort sur les autres, c'est qu'ils n'ont rien compris. Aujourd'hui, il existe des camps de réfugiés partout, les chrétiens et les musulmans se font la guerre et, tout cela, sous l'œil des dirigeants politiques. Ils sont les premiers à incriminer parce qu'en réalité ils ne cherchent pas à s'unir. Eux-mêmes n'ont pas compris que le vivre-ensemble est notre salut à tous.
Pensez-vous que le Sénégal pourrait un jour tomber sous le joug du fanatisme religieux ?
Au Sénégal, les différentes confréries religieuses comptent des régulateurs sociaux. Il suffit qu'elles disent un mot et le peuple se calme. Elles ne sont pas pour la violence. L'islam est une religion de paix. Et les Sénégalais veulent prier en paix. Comment peut-on prier tout en entendant les tirs des kalachnikovs ? Je me le demande bien. Il faut sensibiliser les populations, faire comprendre ce qu'est la religion, étudier pour mieux la comprendre. Et cela ne s'applique pas seulement au Sénégal, mais au monde entier. J'ai écrit un morceau dans lequel j'affirme que le monde est une jungle. Il faut éduquer nos enfants, leur apprendre à affronter la vie de demain. Nous avons le devoir de préparer les futures générations. Il faut former des ingénieurs, soigner les malades, prendre en compte les problématiques climatiques et surtout apprendre à se donner la main malgré les différences.
Votre pratique de la kora a-t-elle évolué au fil des ans ?
Bien sûr ! Quand on débute la kora, si on brûle les étapes de l'apprentissage traditionnel des bases, on court droit vers les difficultés et les erreurs. Au début, je jouais de façon brute, avec la fougue de la jeunesse. J'ai appris à devenir plus sage. Il ne s'agit pas juste de pincer les cordes, mais d'écouter son cœur et se demander ce que l'on apporte au monde. C'est la voie que je suis depuis plus de vingt ans maintenant. Pour savoir jouer de la kora, il faut savoir être sage, car, après l'enseignement, vient la transmission. Je joue de la même kora depuis toujours. Elle porte le nom de feu ma mère, Amaly.
Votre carrière a notamment été lancée grâce au Saint-Louis Jazz Festival. Ce festival requiert-il toujours une importance pour vous ?
Bien sûr ! Ce festival a une histoire et c'est la vitrine de Saint-Louis. Beaucoup de gens connaissent la ville grâce au festival. Je pense qu'il y a des choses à améliorer, car le monde culturel n'est pas statique. Il faudrait que Saint-Louis Jazz reçoive plus de soutien de l'État, qui doit prendre en compte ses retombées économiques. Un tel festival est très lourd à organiser. Il y a un budget à respecter. Pour être à l'écoute des mélomanes, il faut en avoir les moyens. Le staff a la volonté de bien vouloir faire les choses et il est aussi temps que les Saint-Louisiens s'approprient ce festival. La mairie et les hôteliers devraient aussi apporter davantage de soutien. En tant qu'artiste, on se doit aussi de cultiver ce qu'il y a autour de ce festival. Je lui accorde toujours beaucoup de temps, car ce festival m'a ouvert de nombreuses portes.
Qu'est-ce qu'être un griot aujourd'hui ?
On n'apprend pas à être griot, on naît griot. Aujourd'hui, on voit s'inviter dans les baptêmes ou mariages ce que j'appelle les "criards". Cela me désole car on en oublie que le griot est noble et qu'il ne peut pas chanter pour quelqu'un qui ne sait pas ce qu'implique d'être griot. Le monde évolue et le griot a toujours su s'adapter. Le griot a toujours été le porte-parole du Roi et la voix du peuple. Aujourd'hui, il est la voix de tous les peuples du monde. Il reste encore incontournable en Afrique de l'Ouest. Je suis né griot et mourrai griot. J'ai de la chance d'être ce que je suis. Je ne parle pas seulement pour parler. Je veux que les gens écoutent ce que je dis. Je continue à donner et à apporter la bonne parole. Quand des gens viennent me voir pour me dire que ma musique a changé leur vie, je leur réponds que ce n'est pas ma musique, c'est celle du monde. Mon rôle est de continuer à faire passer des messages et de faire prendre conscience aux peuples de ce qui compte vraiment quant à notre existence ici-bas.
Vous êtes né à Kolda et vous vivez désormais à Saint-Louis du Sénégal. Pourquoi avoir choisi de vous établir dans cette ville ?
J'étais tout petit quand j'ai quitté Kolda pour Dakar. Aussi, je ne connais pas si bien cette ville, même s'il m'arrive de retourner en Casamance pour des concerts. J'avais à peine 15 ans quand je suis tombé amoureux de Saint-Louis. J'y suis allé avec mes oncles car nous étions invités à nous y produire. Je jouais et chantais déjà à cette époque. C'est le gérant d'un hôtel qui m'a remarqué. Il a voulu m'aider à percer. À partir de là, j'ai commencé à faire des aller-retour entre Dakar et Saint-Louis. Je me sens Saint-Louisien à part entière. J'aime le fleuve Sénégal. Je me sens en paix dans cette ville, qui est pour moi une source d'inspiration. On y sent une certaine piété, une spiritualité, quelque chose de paisible. Pour moi, le monde part de Saint-Louis.
Quel regard portez-vous sur la culture, et plus précisément sur la musique dans votre pays ?
Je trouve que la musique au Sénégal n'est pas assez exportée par rapport à la danse. La comédie se porte bien. Ces dix dernières années, il y un certain repli vis-à-vis de la musique. Il n'y a pas assez d'espaces pour les artistes. Il n'y a pas assez de bars ou de restaurants pour accueillir tous les musiciens du Sénégal. D'ailleurs, ne méritent-ils pas une vraie scène ? Il n'y a pas encore beaucoup d'opportunités pour les jeunes. Ceux-ci ne sont pas assez encouragés. Il faudrait de véritables espaces pour que la musique puisse vivre, des centres de jeunesse pour la formation et la création par exemple. L'Institut français ne peut pas tout faire. Il faudrait aussi que les aînés s'investissent dans la culture. Mais malheureusement, tout n'est que business aujourd'hui.
Quels sont les projets que vous rêvez de mener aujourd'hui ?
J'ai beaucoup trop de rêves (rires) ! Mais je m'applique à les réaliser un par un. Je vais mettre en place une résidence artistique à Saint-Louis. Je considère que la kora doit être un instrument aussi accessible que la guitare. Depuis le 15 décembre, j'ai ouvert deux classes d'enseignement de la kora à Saint-Louis et je fais en sorte que d'autres instrumentistes traditionnels puissent dispenser certains cours. Mais surtout, je souhaiterais que Saint-Louis devienne un point culminant en matière de culture dans le monde. Je rêve que Saint-Louis devienne une destination culturelle incontournable.