Contrairement aux idées reçues qui découlent d’une historiographie littéraire partiale et biaisée, la littérature africaine moderne n’a pas débuté dans les langues européennes héritées de la colonisation. En effet, les premières œuvres de fiction littéraire proprement africaines ont d’abord été écrites dans des langues du continent telles que l’Igbo, le Sotho, le Yorouba, l’Amharique, le Zoulou, le Xhosa qui furent les premières à être dotées d’un alphabet basé sur les caractères latins pour mieux véhiculer le message religieux Chrétien, avant que des écrivains inspirés ne s’en servent à des fins profanes.
Traduite dès le 19ème siècle, la Bible devint ainsi le premier texte écrit dans ces langues et servit de support ou de palimpseste à de nouveaux textes qui, même s’ils n’étaient pas écrits dans un but d’évangélisation, étaient fortement marqués par des connotations moralisatrices d’essence religieuse. Notons également que la plupart des auteurs de ces œuvres pionnières étaient eux-mêmes des produits des missions Chrétiennes où ils avaient été évangélisés, alphabétisés et avaient souvent été catéchistes. C’est en 1907 qu’est publié par les presses de l’imprimerie de Morija au Lesotho le premier roman jamais écrit dans une langue africaine, en l’occurrence le Sotho. Il s’agit de « Moeti Oa Bochabela » ou « Le voyage vers l’Ouest » du jeune écrivain Thomas Mofolo.
Ce roman d’initiation aux allures prophétiques (voir l’analyse critique de Victor Ellenberger, son traducteur en français) précède de peu le roman en langue amharique intitulé « Lebb Wälläd Tarik » ou « Une histoire engendrée par le cœur » de l’écrivain éthiopien Afa Wärk , publié en 1908 et celui en langue Xhosa de Henry Masila Ndawo, « Uhambo luka Gqoboka » ou « Le voyage de Gqoboka », publié en 1909. D’autres œuvres littéraires dans diverses langues vont paraître par la suite en zoulou avec « Insila Ka Tshaka » (1930), en Igbo avec « Omenuko » de Pita Nwana (1933), en Yorouba avec « Ogboju Ode Ninu Igbo irunmale » (1938), pour ne citer que certaines des plus connues et qui ont été traduites en anglais ou en français.
Ainsi l’on peut affirmer, sans risque de se tromper, que jusqu’au début des années cinquante, la production littéraire africaine en langues africaines a dominé celle en langues européennes.
Plus d’un siècle après la parution de ces premiers romans, qu’en est-il aujourd’hui de la littérature écrite dans les langues africaines ? Avant d’apporter une réponse à cette question, un constat s’impose : la tendance s’est inversée et le corpus littéraire africain contemporain est aujourd’hui composé à quatre vingt dix pour cent d’œuvres écrites dans les grandes langues de communication européennes telles que l’anglais, le français, le portugais et, loin derrière, le néerlandais, l’allemand et l’espagnol. Même si elles sont étrangères au continent et qu’elles ont été imposées par la colonisation, force est de constater que ces langues sont le medium d’’expression de l’écrasante majorité des écrivains africains actuels qui se les sont appropriées et les ont pour ainsi dire « acclimatées ».
La plupart de ces écrivains considèrent d’ailleurs que ces langues importées sont aussi leur bien, qu’elles sont, pour paraphraser l’un d’entre eux ( l’algérien Kateb Yacine) « un butin de guerre » et qu’elles sont tout à fait aptes à traduire les réalités de leur environnement, leur imaginaire et leur subjectivité profonde. Pour la critique littéraire également, ces romans en anglais, en français, en portugais etc.…sont d’essence authentiquement africaine, tout en ayant une dimension universelle, comme le proclament leurs auteurs.
Ce point de vue n’a cependant pas toujours été partagé par tous les écrivains du continent dont certains ont même poussé la contestation jusqu’à mettre en doute la légitimité d’une littérature africaine en langues européennes. Pour les tenants de ce mouvement d’une « littérature-africaine-en-langues-africaines-pour-un-lectorat-africain », selon la formule de l’écrivain Kenyan Ngugi Wa Thiongo, l’authenticité de la littérature africaine ne peut être portée que par les langues originaires du continent ! Voici ce que dit à ce sujet l’un des chefs de file de cette école de pensée pour le moins contestataire, le poète Sud-africain Masizi Kunene : « ….Il me semble que l’Afrique, pour renouer avec sa tradition littéraire, doit d’abord créer une littérature pour elle-même. Si l’Europe ou le monde n’ont pas un accès immédiat, tant pis pour eux ! S’intéresser à la littérature africaine ou chinoise signifie lire des ouvrages composés dans ces langes et non des imbécilités (sic) produites par le petit nombre que l’exotisme intéresse. Je pense que presque tous les écrivains qui paradent sur la scène mondiale comme des génies ne sont que des aberrations produites par l’époque coloniale. »
Propos ne saurait être plus radical ! Notre compatriote Boubacar Boris Diop semble lui aussi s’inscrire dans ce mouvement de pensée. Il est l’auteur d’une œuvre au titre provocateur, « Doomi Golo » (« Les fils de la guenon »), roman en langue Wolofe où sont mises en exergue les thèses d’une défense de l’africanité dans la littérature par l’usage des langues africaines.
D’âpres polémiques et des échanges houleux ont souvent opposé les partisans des deux camps au cours des décennies soixante dix et quatre vingt, mais aujourd’hui les points de vue sont plus nuancés et les prises de position plus équilibrées. Si les partisans d’une littérature en langues africaines ne remettent plus en question « l’africanité » des œuvres en langues européennes, les écrivains qui revendiquent et assument leur droit d’écrire dans la langue de leur choix reconnaissent aussi volontiers que créer des œuvres littéraires en langues africaines leur permet de s’inscrire dans la durée tout en enrichissant la littérature universelle. Le roman historique de Thomas Mofolo, « Chaka » écrit en langue sotho en 1925, a été traduit dans plus d’une cinquantaine de langues et fait aujourd’hui partie du patrimoine de la littérature mondiale.
Il est donc aberrant voire impensable de parler de littérature(s) africaine(s) en l’absence de celle(s) qui est (sont) créée(s) dans nos langues. Sous ce rapport il apparaît paradoxal que les grandes œuvres littéraires écrites dans diverses langues africaines et traduites en français ou en anglais, ne soient pas étudiées dans nos universités (encore moins dans nos établissements du cycle secondaire) où il existe pourtant des « départements de littérature africaine.»
Ces œuvres d’une incontestable qualité littéraire, méritent pourtant de figurer dans les programmes d’enseignement et de faire l’objet de travaux de recherche, de thèses de doctorat etc.… Il y a là sans aucun doute matière à réflexion. Des correctifs devraient être apportés afin que soit trouvé un plus juste équilibre et que soit bel et bien présent ce « coefficient d’africanité », garant de la légitimité des études littéraires dans une université africaine digne de ce nom.
Louis CAMARA
Écrivain
Grand prix du président de la république pour les lettres
Traduite dès le 19ème siècle, la Bible devint ainsi le premier texte écrit dans ces langues et servit de support ou de palimpseste à de nouveaux textes qui, même s’ils n’étaient pas écrits dans un but d’évangélisation, étaient fortement marqués par des connotations moralisatrices d’essence religieuse. Notons également que la plupart des auteurs de ces œuvres pionnières étaient eux-mêmes des produits des missions Chrétiennes où ils avaient été évangélisés, alphabétisés et avaient souvent été catéchistes. C’est en 1907 qu’est publié par les presses de l’imprimerie de Morija au Lesotho le premier roman jamais écrit dans une langue africaine, en l’occurrence le Sotho. Il s’agit de « Moeti Oa Bochabela » ou « Le voyage vers l’Ouest » du jeune écrivain Thomas Mofolo.
Ce roman d’initiation aux allures prophétiques (voir l’analyse critique de Victor Ellenberger, son traducteur en français) précède de peu le roman en langue amharique intitulé « Lebb Wälläd Tarik » ou « Une histoire engendrée par le cœur » de l’écrivain éthiopien Afa Wärk , publié en 1908 et celui en langue Xhosa de Henry Masila Ndawo, « Uhambo luka Gqoboka » ou « Le voyage de Gqoboka », publié en 1909. D’autres œuvres littéraires dans diverses langues vont paraître par la suite en zoulou avec « Insila Ka Tshaka » (1930), en Igbo avec « Omenuko » de Pita Nwana (1933), en Yorouba avec « Ogboju Ode Ninu Igbo irunmale » (1938), pour ne citer que certaines des plus connues et qui ont été traduites en anglais ou en français.
Ainsi l’on peut affirmer, sans risque de se tromper, que jusqu’au début des années cinquante, la production littéraire africaine en langues africaines a dominé celle en langues européennes.
Plus d’un siècle après la parution de ces premiers romans, qu’en est-il aujourd’hui de la littérature écrite dans les langues africaines ? Avant d’apporter une réponse à cette question, un constat s’impose : la tendance s’est inversée et le corpus littéraire africain contemporain est aujourd’hui composé à quatre vingt dix pour cent d’œuvres écrites dans les grandes langues de communication européennes telles que l’anglais, le français, le portugais et, loin derrière, le néerlandais, l’allemand et l’espagnol. Même si elles sont étrangères au continent et qu’elles ont été imposées par la colonisation, force est de constater que ces langues sont le medium d’’expression de l’écrasante majorité des écrivains africains actuels qui se les sont appropriées et les ont pour ainsi dire « acclimatées ».
La plupart de ces écrivains considèrent d’ailleurs que ces langues importées sont aussi leur bien, qu’elles sont, pour paraphraser l’un d’entre eux ( l’algérien Kateb Yacine) « un butin de guerre » et qu’elles sont tout à fait aptes à traduire les réalités de leur environnement, leur imaginaire et leur subjectivité profonde. Pour la critique littéraire également, ces romans en anglais, en français, en portugais etc.…sont d’essence authentiquement africaine, tout en ayant une dimension universelle, comme le proclament leurs auteurs.
Ce point de vue n’a cependant pas toujours été partagé par tous les écrivains du continent dont certains ont même poussé la contestation jusqu’à mettre en doute la légitimité d’une littérature africaine en langues européennes. Pour les tenants de ce mouvement d’une « littérature-africaine-en-langues-africaines-pour-un-lectorat-africain », selon la formule de l’écrivain Kenyan Ngugi Wa Thiongo, l’authenticité de la littérature africaine ne peut être portée que par les langues originaires du continent ! Voici ce que dit à ce sujet l’un des chefs de file de cette école de pensée pour le moins contestataire, le poète Sud-africain Masizi Kunene : « ….Il me semble que l’Afrique, pour renouer avec sa tradition littéraire, doit d’abord créer une littérature pour elle-même. Si l’Europe ou le monde n’ont pas un accès immédiat, tant pis pour eux ! S’intéresser à la littérature africaine ou chinoise signifie lire des ouvrages composés dans ces langes et non des imbécilités (sic) produites par le petit nombre que l’exotisme intéresse. Je pense que presque tous les écrivains qui paradent sur la scène mondiale comme des génies ne sont que des aberrations produites par l’époque coloniale. »
Propos ne saurait être plus radical ! Notre compatriote Boubacar Boris Diop semble lui aussi s’inscrire dans ce mouvement de pensée. Il est l’auteur d’une œuvre au titre provocateur, « Doomi Golo » (« Les fils de la guenon »), roman en langue Wolofe où sont mises en exergue les thèses d’une défense de l’africanité dans la littérature par l’usage des langues africaines.
D’âpres polémiques et des échanges houleux ont souvent opposé les partisans des deux camps au cours des décennies soixante dix et quatre vingt, mais aujourd’hui les points de vue sont plus nuancés et les prises de position plus équilibrées. Si les partisans d’une littérature en langues africaines ne remettent plus en question « l’africanité » des œuvres en langues européennes, les écrivains qui revendiquent et assument leur droit d’écrire dans la langue de leur choix reconnaissent aussi volontiers que créer des œuvres littéraires en langues africaines leur permet de s’inscrire dans la durée tout en enrichissant la littérature universelle. Le roman historique de Thomas Mofolo, « Chaka » écrit en langue sotho en 1925, a été traduit dans plus d’une cinquantaine de langues et fait aujourd’hui partie du patrimoine de la littérature mondiale.
Il est donc aberrant voire impensable de parler de littérature(s) africaine(s) en l’absence de celle(s) qui est (sont) créée(s) dans nos langues. Sous ce rapport il apparaît paradoxal que les grandes œuvres littéraires écrites dans diverses langues africaines et traduites en français ou en anglais, ne soient pas étudiées dans nos universités (encore moins dans nos établissements du cycle secondaire) où il existe pourtant des « départements de littérature africaine.»
Ces œuvres d’une incontestable qualité littéraire, méritent pourtant de figurer dans les programmes d’enseignement et de faire l’objet de travaux de recherche, de thèses de doctorat etc.… Il y a là sans aucun doute matière à réflexion. Des correctifs devraient être apportés afin que soit trouvé un plus juste équilibre et que soit bel et bien présent ce « coefficient d’africanité », garant de la légitimité des études littéraires dans une université africaine digne de ce nom.
Louis CAMARA
Écrivain
Grand prix du président de la république pour les lettres