Après (à côté de) la figure de l’essayiste et du poète, voici celle du romancier. Sur un motif apparemment banal et à l’aide d’une structure linéaire désormais classique, Moumar Guèye construit un récit et gagne ainsi son pari d’auteur de fiction. En effet, à travers sa structure narrative, sa composition et le plaisir d’écrire qu’il manifeste, La Malédiction de Raabi signale de réelles qualités d’artiste. Ce triple parcours permettra de mettre en évidence quelques aspects de ce récit qui, malgré une forme traditionnelle (re)pose des problèmes littéraires essentiels. Et, même si on est obligé de reconnaître que Moumar Guèye se retire pour laisser la place à Moumar Guèye, l’auteur n’est surtout pas à confondre avec le narrateur. Le colonel des Eaux et Forêts n’est surtout pas cette jeune fille naïve à qui la vie ne fait aucun cadeau. La réalité textuelle est beaucoup plus complexe…
La Malédiction de Raabi est l’histoire de la transgression d’une double recommandation : celle de Serigne Yamar et celle de Mame Téning, que le romancier préfère mettre au premier plan. Formulée au début et à la fin, la prophétie de Mame Téning, « la vieille saltigué de Niodior », encadre le récit. Déjà que le titre annonce un personnage négativement marqué ; il indique, par anticipation, ce qui va advenir. Les modalités seront prises en charge par le récit qui trace l’itinéraire du personnage dès le premier chapitre : « Les prédictions de Mame Téning sont infaillibles et les esprits de Sangomar sont impitoyables ». Cette orientation donne au roman un caractère spécial que l’héroïne analyse parfaitement comme « un chapelet de malheurs ». Parmi les multiples possibilités narratives qui lui sont offertes, le romancier choisit un schéma dysphorique. Mais il y a, dans cette volonté du romancier, comme une prédilection pour la peinture du malheur. La situation vécue par Raabi Fall illustre le propos de la « grande prêtresse de Niodior ».
La succession des événements malheureux ne saurait laisser insensible une conscience humaine (mort du père, maltraitance, excision, viol, mariage forcé, naufrage, noyade, mort). Contrairement à Sémou, qui a aussi succombé au mirage de l’émigration clandestine et qui a échappé par miracle au naufrage, Raabi, elle, est engloutie par les flots. D’ailleurs l’intitulé des chapitres 3,4, 5, 7, 8 et 11 indique très nettement l’orientation tragique du récit. Le personnage central n’est pas libre et n’a aucune maîtrise des événements. Dans ce récit où chaque minute semble arrachée au destin et aux forces obscures qui se jouent de l’homme, la vie de Raabi est, en quelque sorte, une version de l’irréparable. L’enfer, dont parle abondamment le romancier, est littéralement présent sur terre, car Raabi a « été une éternelle victime, une éternelle brimée, une éternelle malheureuse ».
Le récit est centré sur le personnage de Raabi, mais, à l’arrière-plan, se lit l’histoire d’une société. En observateur attentif, l’écrivain prend son lecteur par la main et l’entraîne dans les profondeurs de la société dont il a une excellente connaissance. La Malédiction de Raabi est une promenade dans les couloirs de la société sénégalaise. Mais il faut préciser qu’il s’agit d’une société à problèmes. Dans un réquisitoire implacable, le romancier liste les maux qui ont pour nom la pauvreté, la débauche, l’exode rural, la pédophilie, la corruption, les mutilations, le mariage forcé…
Dans l’exégèse des productions artistiques et littéraires, il faut toujours garder à l’esprit le principe intangible selon lequel, si l’écriture est inscrite dans l’histoire, elle y demeure fondue dans un certain nombre de mythes qui continuent d’habiter la représentation qu’on a d’elle, et, partant, l’attente des consommateurs.
Aussi, le texte est-il légitimé par le rapport étroit et la complicité entre son instance de production son instance de réception. Dans cette perspective, il constitue un objet social, une marchandise, un instrument dont l’existence est déterminée par un besoin historique précis. On peut donc considérer que « l’horizon d’attente» collective impose aux acteurs le choix de certaines orientations intellectuelles. La Malédiction de Raabi ne saurait échapper à cette règle. C’est un roman qui constitue un creuset où l’on peut retrouver les diverses tendances qui ont jusque-là informé l’écriture du roman sénégalais. En effet, il s’agit d’une œuvre où l’on peut lire, en palimpseste, la présentation des mœurs sociales et politiques, la colonisation et ses conséquences, l’aventure européenne, le désenchantement, les réalités économiques, les problèmes culturels... C’est le lieu d’un recensement ; le message du narrateur se formule sur le mode du morcellement, de manière fragmentaire et parcellaire. La manière dont les différents motifs s’inscrivent dans l’œuvre ressemble bien à une généalogie, à un bilan thématique du roman sénégalais.
De manière parfois savoureuse, le romancier présente des scènes de vie sénégalaises : mariage, funérailles, rivalité, séances de thé… Mais ce sont les problèmes du ménage polygame qui attirent surtout son attention. Pour l’exemple, on retiendra le ménage de Serigne Yamar Fall marié à la saint-louisienne Dior Seck et à la niominka Nogaye Diouf, le ménage de Diockel Seck dont le caractère exemplaire de la première épouse (Koura) contraste avec celui de la deuxième femme, Ngoné, surnommée « mon-pied-la-route », et le ménage de Mahécor, ébouillanté par Daado parce qu’il venait de convoler avec une belle sérère de Niakhar ».
Les données sociales qui s’additionnent pour produire le texte ne font que survaloriser le rôle de Serigne Yamar Fall qui fonctionne comme un type nettement marqué et un symbole dont se sert le narrateur afin d’élaborer un discours de propagande à la gloire de son pays. Il importe ici de tenir compte des critères d’appréciation et de contrôle de l’auteur dont la pratique est surtout destinée à maintenir la cohérence d’une idéologie principalement axée autour des problèmes identitaires. Un système culturel attend son salut de la répétition ininterrompue des mêmes mécanismes au cours de l’Histoire. Cette tâche est assumée par le discours de propagande qui s’inscrit dans un espace marqué par un langage permettant à la société de se reproduire en reconstruisant le passé avec les normes du présent. Lié aux circonstances de sa naissance et de son développement, le texte pourrait être envisagé comme l’ensemble des manifestations d’une société qui, en élaborant le rituel de sa propre représentation, codifie ses valeurs, ses croyances, ses comportements et ses attitudes.
Mais Moumar Guèye n’échappe pas à Moumar Guèye. Le romancier n’est pas animé par le souci de survaloriser la société. De façon quasi obsessionnelle, il attire l’attention des lecteurs sur les turbulences qui agitent une société en marche vers sa perdition.
Archéologue agissant à partir de ses propres instructions, l’écrivain formule de très nettes prises de position dans lesquelles la dénonciation s’accompagne de la promotion des valeurs comme la dignité, l’honneur, la générosité, la justice… Le texte est aussi un « laboratoire du récit », comme le dit M. Butor du roman.
Ceci permet de dire que La Malédiction de Raabi n’est pas simplement centré sur la présentation de la société sénégalaise parce qu’il ne s’agit pas d’un documentaire, mais d’un roman. La textualisation de l’histoire et de la société produit une œuvre littéraire, un monument de langage. Et, comme roman, le texte repose sur un important travail sur l’espace.
Au-delà du parallélisme entre la terre ferme et l’eau (du fleuve ou de la mer) que le romancier exploite astucieusement, le travail sur l’espace permet de repérer très nettement deux phases dans la construction du récit. La première phase est constituée par des allers-retours entre Saint-Louis et Niodior. La deuxième est un aller sans retour vers Dakar, l’Europe et la mort. Le remplacement de l’axe Niodior-Saint-Louis par l’axe Niodior-Dakar permet de prolonger la question de l’exode rural et de substituer une grande ville à une autre grande ville beaucoup plus dangereuse. « Dans cette ville, il y a de tout », note le personnage de Kodou Thiam venu de son Keur Samba Kane natal et jouant le rôle d’initiatrice de Raabi à Dakar. Niodior, Saint-Louis, Dakar, puis la mort après le naufrage du Lion des mers que Pa’ Madaro Mboup utilise pour convoyer les candidats à l’émigration clandestine vers l’Espagne, le Portugal ou l’Italie. C’est donc un espace où le personnage entre pour souffrir et/ou mourir…
La dimension tragique qui marque l’espace est également visible dans la structure temporelle. Puisque le sort de Raabi est connu d’avance, le temps acquiert une valeur d’accomplissement ; il mène de façon irréversible vers la confirmation de la malédiction, vers la mort. À celle qui lui présente Kodou, porteuse de la mauvaise nouvelle, Mame Téning répond : « Je sais Adama. Je sais. Je savais tout cela. J’ai tout fait pour obtenir le pardon des génies de Sangomar, mais en vain. Le naufrage et la noyade sont les sanctions que les génies de Sangomar infligent toujours à ceux qui transgressent les pactes signés avec les ancêtres ». Pour parcourir l’espace et le temps, le romancier utilise la technique du personnage itinérant qui, à travers les séquences successives, pénètre dans des milieux différents que les narrateurs présentent au fil de la progression du récit. Sous la forme de puissances malfaisantes, les opposants s’acharnent sur Raabi qui, « matraqué par le destin » (et par l’écrivain), vit des aventures et des mésaventures.
De la même façon que l’espace-temps, les personnages attirent l’attention du lecteur. Le narrateur adopte la fameuse proclamation d’Antonin Artaud : « Il y a un mensonge de l’être contre lequel nous sommes nés pour protester » . Les personnages sont donc condamnés à extérioriser leurs propres sentiments sinon le narrateur les trahit par ses commentaires et ses réflexions.
Au-delà des principaux protagonistes, on retiendra Makhtar Naar et, surtout, les muezzins, Baay Meyssa et le vieux Yatma, « race de bilaal autoproclamés et ignorants, qui règnent en maîtres absolus dans la plupart des mosquées à travers le pays ». Malgré la marge dans laquelle les a confinés la société, Moussa Anglais (le fou) et Fatou Mbalit (malade mental) sont marqués par la netteté d’un jugement rarement pris à défaut. Mais trois personnages émergent de la configuration actantielle, Tonton Mody, le pédophile et non moins « brillant orateur », Marème Narr et Ndiaye Prof. Ces trois figures sont des rivaux du romancier.
Vivant dans une situation d’oralité, ils sont marqués par une prise de parole dans laquelle transparaissent une indéniable compétence linguistique et une performance langagière. Les personnages, qui se trouvent constamment dans une situation de communication, engagent une bataille dont l’enjeu est le contrôle de la parole parce que, justement, ils ont le sentiment que l’art oratoire est le résultat d’un travail. Chez les acteurs qui peuplent l’univers romanesque, les visiteurs de l’univers fictif du roman notent que l’art de la parole est déterminant.
Le poids de la tradition orale détermine le vaste réseau du jeu social auquel les personnages sont obligés de se conformer. Dans cet univers, ils sont d’abord des êtres de parole, caractérisés par leurs performances linguistiques et leurs compétences rhétoriques acquises dès l’enfance et par la possibilité de (se) raconter des histoires. Ils appartiennent à une civilisation de l’oralité où la parole est création, art total. Le narrateur, dans un délire tout à fait remarquable, présente une civilisation où, ainsi que l’ont remarqué Michel Serres et Mamoussé Diagne, la pensée est souvent prise en charge par la dramatisation. Dans l’économie interne du roman, Tonton Mody, Marème Narr, Ndiaye Prof sont des incarnations possibles de ce qu’Alain Rabatel, en s’opposant aux travaux de Gérard Genette en narratologie et en envisageant les textes suivant une approche polyvalente, énonciative et interactionnelle, a appelé Homo narrans.
Le récit est également déterminé par la pluralité des voix narratives. Faisant preuve d’une maîtrise technique très intéressante, le romancier ne parle pas en son nom ; il délègue le soin de raconter l’histoire à trois instances. Et, de façon tout à fait originale, l’histoire présentée dans La Malédiction de Raabi est le résultat de la collaboration d’un narrateur anonyme, de Raabi qui prend en charge le chapitre 4 et une partie des chapitres 5, 7, 8, 9, 10, 11 et de la Radio. L’écrivain a le talent de se mettre à la fois dans la peau d’un narrateur anonyme, dans la peau de Raabi Fall et dans la peau d’un reporter radio.
Au plan de l’écriture, La Malédiction de Raabi est un roman qui a un statut complexe, car il s’agit de la mise en texte de la vie d’un personnage, mais on peut y repérer des fragments de la vie de l’auteur : la connaissance des plantes, l’hommage à Christophe Mané, Agent des Eaux et Forêts, la promotion des traditions africaines, la passion pour Saint-Louis, ville-femme à qui l’écrivain déclare avec fureur sa flamme et qu’il considère comme la « plus belle femme du monde »…De plus, le statut intertextuel est fortement marqué.
Le texte s’évade constamment de lui-même pour aller à la rencontre d’autres textes : la Bible, le Coran, l’oralité (les proverbes, le folklore), la littérature (Jean de la Fontaine, Vigny, Hugo, Loti, Senghor…). La parole des narrateurs est à la fois motivée et déclenchée par d’autres paroles. Les différents narrateurs accueillent d’autres discours à l’intérieur de leur récit, mais ils dominent le principe d’organisation et demeurent les maîtres du libre jeu de la composition romanesque. Lire ce récit, c’est procéder à l’autopsie d’une immense culture. Constamment, le lecteur est amené à établir des rapprochements avec d’autres textes.
En utilisant les principaux procédés narratifs et leurs combinaisons, le romancier relève un réel talent d’écrivain à travers plusieurs passages qui retiennent l’attention du lecteur. Mais, le plaisir d’être écrivain se manifeste surtout, et de manière décisive, dans la circulation ininterrompue de plusieurs microrécits à l’intérieur du macrorécit que constitue La Malédiction de Raabi. Ce livre est celui de la démultiplication des récits, car la narration est composée littéralement d’un foisonnement d’histoires qui ralentissent la vitesse du récit. À travers cette stratégie du décentrement de la dissémination, le texte est en mouvement vers lui même : l’écriture devient sa propre fascination. Cette dimension autoréflexive manifeste le caractère moderne de l’œuvre dont la cohérence visible et lisible s’organise autour de la centralisation des histoires qu’elle suscite et absorbe. Ces innombrables histoires qui sont racontées à l’intérieur de l’œuvre permettent au récit d’exhiber les signes de sa réussite et de définir, en même temps, les conditions de possibilité de sa continuation.
Dans la perspective d’écriture d’une œuvre comme La Malédiction de Raabi, le récit tout en continuant de se raconter nous montre une multitude de récits achevés. Le récit parle des récits qui le composent et qui lui permettent ainsi de continuer à s’écrire comme récit. L’histoire est composée d’histoires et tout commence vraiment quand tout se termine ; quand tout a été vécu. Cette réécriture que le présent fait du passé possède sa propre crédibilité ; elle est l’effet d’une représentation et non-réalité concrète.
Roman de mœurs, roman d’aventures, roman d’initiation, roman de la philosophie…Les grilles et les catégorisations ne manqueront pas ; mais aucune d’elles ne pourra prendre totalement en charge cette œuvre. Alors, prenons le récit pour ce qu’il est : une somme, un assemblage fictif d’éléments de provenance diverse subsumés par une pratique d’écriture. Ce « bricolage », au sens que les structuralistes littéraires ont donné à ce terme, produit, en peu de pages, une œuvre à la fois composite et composée, une œuvre multidimensionnelle.
Il s’agit donc d’une œuvre romanesque. Le signe de cette littéralité est indiqué dès le début qui, tout en étant une introduction toute littéraire à la littérature, manifeste un réel plaisir de raconter. Le Colonel Moumar Guèye est un amoureux du wolof qu’il défend en permanence à travers des contributions dans la presse, mais, pour écrire La Malédiction de Raabi, il est aussi devenu un amoureux de la langue française. À la fois simple et directe, l’écriture donne à voir un important travail sur le langage. Le romancier nous fait sourire quand, avec beaucoup d’humour, il parle des hypocrites qui attaquent la polygamie et qui, pourtant, « deviennent tous « directeurs » de plusieurs « deuxièmes bureaux ». Mais il faudra particulièrement saluer les qualités poétiques du texte. Pour l’exemple, on retiendra le festival de couleurs sur lequel s’ouvre le roman, la déclaration d’amour et le réveil de Dakar qui se présentent comme la manifestation d’une jubilation esthétique.
À travers ce roman, qui semble fonctionner comme un reportage sociologique et dans cet atelier d’écriture qui est un espace libre de toute borne et de toute contrainte, le travail de l’écrivain sur la langue se fait voir et admirer. Sa caractéristique majeure est la simplicité ; mais il s’agit d’une simplicité complexe et tragique. Dans ses haltes et ses pauses intérieures, le récit est servi par toute une rhétorique du proverbe et une dimension morale qui dépassent le cadre du particulier et s’inscrivent dans le registre de la réflexion universelle. Ce récit pluriel et multiforme est donc le fruit d’un art de la composition qui constitue l’une de ses principales caractéristiques.
Cependant, même en suivant Moumar Guèye dans sa logique et en le jugeant à partir des ses propres critères esthétiques, on pourrait formuler de sérieuses réserves sur le statut de cette œuvre éminemment problématique. Il s’agit d’un univers littéraire marqué par la lourde trace du destin et on pourrait reprocher à l’auteur de se donner des facilités en utilisant l’accumulation des malheurs comme procédé de création, en présentant un récit linéaire et en oubliant que la pratique littéraire n’a pas pour fonction première de donner des mots d’ordre.
Toutefois, cette œuvre, qui est à lire et à faire lire, présente plusieurs qualités qui constituent autant de raisons de souscrire entièrement au pacte de lecture que propose l’illusion romanesque des premières aux dernières lignes.
Voilà. Partagé entre l’amitié et l’Université, nous espérons ne pas avoir cédé à l’une ce que nous devions à l’autre.
Par Alioune-B. Diané
Professeur titulaire
Université de Dakar
La Malédiction de Raabi est l’histoire de la transgression d’une double recommandation : celle de Serigne Yamar et celle de Mame Téning, que le romancier préfère mettre au premier plan. Formulée au début et à la fin, la prophétie de Mame Téning, « la vieille saltigué de Niodior », encadre le récit. Déjà que le titre annonce un personnage négativement marqué ; il indique, par anticipation, ce qui va advenir. Les modalités seront prises en charge par le récit qui trace l’itinéraire du personnage dès le premier chapitre : « Les prédictions de Mame Téning sont infaillibles et les esprits de Sangomar sont impitoyables ». Cette orientation donne au roman un caractère spécial que l’héroïne analyse parfaitement comme « un chapelet de malheurs ». Parmi les multiples possibilités narratives qui lui sont offertes, le romancier choisit un schéma dysphorique. Mais il y a, dans cette volonté du romancier, comme une prédilection pour la peinture du malheur. La situation vécue par Raabi Fall illustre le propos de la « grande prêtresse de Niodior ».
La succession des événements malheureux ne saurait laisser insensible une conscience humaine (mort du père, maltraitance, excision, viol, mariage forcé, naufrage, noyade, mort). Contrairement à Sémou, qui a aussi succombé au mirage de l’émigration clandestine et qui a échappé par miracle au naufrage, Raabi, elle, est engloutie par les flots. D’ailleurs l’intitulé des chapitres 3,4, 5, 7, 8 et 11 indique très nettement l’orientation tragique du récit. Le personnage central n’est pas libre et n’a aucune maîtrise des événements. Dans ce récit où chaque minute semble arrachée au destin et aux forces obscures qui se jouent de l’homme, la vie de Raabi est, en quelque sorte, une version de l’irréparable. L’enfer, dont parle abondamment le romancier, est littéralement présent sur terre, car Raabi a « été une éternelle victime, une éternelle brimée, une éternelle malheureuse ».
Le récit est centré sur le personnage de Raabi, mais, à l’arrière-plan, se lit l’histoire d’une société. En observateur attentif, l’écrivain prend son lecteur par la main et l’entraîne dans les profondeurs de la société dont il a une excellente connaissance. La Malédiction de Raabi est une promenade dans les couloirs de la société sénégalaise. Mais il faut préciser qu’il s’agit d’une société à problèmes. Dans un réquisitoire implacable, le romancier liste les maux qui ont pour nom la pauvreté, la débauche, l’exode rural, la pédophilie, la corruption, les mutilations, le mariage forcé…
Dans l’exégèse des productions artistiques et littéraires, il faut toujours garder à l’esprit le principe intangible selon lequel, si l’écriture est inscrite dans l’histoire, elle y demeure fondue dans un certain nombre de mythes qui continuent d’habiter la représentation qu’on a d’elle, et, partant, l’attente des consommateurs.
Aussi, le texte est-il légitimé par le rapport étroit et la complicité entre son instance de production son instance de réception. Dans cette perspective, il constitue un objet social, une marchandise, un instrument dont l’existence est déterminée par un besoin historique précis. On peut donc considérer que « l’horizon d’attente» collective impose aux acteurs le choix de certaines orientations intellectuelles. La Malédiction de Raabi ne saurait échapper à cette règle. C’est un roman qui constitue un creuset où l’on peut retrouver les diverses tendances qui ont jusque-là informé l’écriture du roman sénégalais. En effet, il s’agit d’une œuvre où l’on peut lire, en palimpseste, la présentation des mœurs sociales et politiques, la colonisation et ses conséquences, l’aventure européenne, le désenchantement, les réalités économiques, les problèmes culturels... C’est le lieu d’un recensement ; le message du narrateur se formule sur le mode du morcellement, de manière fragmentaire et parcellaire. La manière dont les différents motifs s’inscrivent dans l’œuvre ressemble bien à une généalogie, à un bilan thématique du roman sénégalais.
De manière parfois savoureuse, le romancier présente des scènes de vie sénégalaises : mariage, funérailles, rivalité, séances de thé… Mais ce sont les problèmes du ménage polygame qui attirent surtout son attention. Pour l’exemple, on retiendra le ménage de Serigne Yamar Fall marié à la saint-louisienne Dior Seck et à la niominka Nogaye Diouf, le ménage de Diockel Seck dont le caractère exemplaire de la première épouse (Koura) contraste avec celui de la deuxième femme, Ngoné, surnommée « mon-pied-la-route », et le ménage de Mahécor, ébouillanté par Daado parce qu’il venait de convoler avec une belle sérère de Niakhar ».
Les données sociales qui s’additionnent pour produire le texte ne font que survaloriser le rôle de Serigne Yamar Fall qui fonctionne comme un type nettement marqué et un symbole dont se sert le narrateur afin d’élaborer un discours de propagande à la gloire de son pays. Il importe ici de tenir compte des critères d’appréciation et de contrôle de l’auteur dont la pratique est surtout destinée à maintenir la cohérence d’une idéologie principalement axée autour des problèmes identitaires. Un système culturel attend son salut de la répétition ininterrompue des mêmes mécanismes au cours de l’Histoire. Cette tâche est assumée par le discours de propagande qui s’inscrit dans un espace marqué par un langage permettant à la société de se reproduire en reconstruisant le passé avec les normes du présent. Lié aux circonstances de sa naissance et de son développement, le texte pourrait être envisagé comme l’ensemble des manifestations d’une société qui, en élaborant le rituel de sa propre représentation, codifie ses valeurs, ses croyances, ses comportements et ses attitudes.
Mais Moumar Guèye n’échappe pas à Moumar Guèye. Le romancier n’est pas animé par le souci de survaloriser la société. De façon quasi obsessionnelle, il attire l’attention des lecteurs sur les turbulences qui agitent une société en marche vers sa perdition.
Archéologue agissant à partir de ses propres instructions, l’écrivain formule de très nettes prises de position dans lesquelles la dénonciation s’accompagne de la promotion des valeurs comme la dignité, l’honneur, la générosité, la justice… Le texte est aussi un « laboratoire du récit », comme le dit M. Butor du roman.
Ceci permet de dire que La Malédiction de Raabi n’est pas simplement centré sur la présentation de la société sénégalaise parce qu’il ne s’agit pas d’un documentaire, mais d’un roman. La textualisation de l’histoire et de la société produit une œuvre littéraire, un monument de langage. Et, comme roman, le texte repose sur un important travail sur l’espace.
Au-delà du parallélisme entre la terre ferme et l’eau (du fleuve ou de la mer) que le romancier exploite astucieusement, le travail sur l’espace permet de repérer très nettement deux phases dans la construction du récit. La première phase est constituée par des allers-retours entre Saint-Louis et Niodior. La deuxième est un aller sans retour vers Dakar, l’Europe et la mort. Le remplacement de l’axe Niodior-Saint-Louis par l’axe Niodior-Dakar permet de prolonger la question de l’exode rural et de substituer une grande ville à une autre grande ville beaucoup plus dangereuse. « Dans cette ville, il y a de tout », note le personnage de Kodou Thiam venu de son Keur Samba Kane natal et jouant le rôle d’initiatrice de Raabi à Dakar. Niodior, Saint-Louis, Dakar, puis la mort après le naufrage du Lion des mers que Pa’ Madaro Mboup utilise pour convoyer les candidats à l’émigration clandestine vers l’Espagne, le Portugal ou l’Italie. C’est donc un espace où le personnage entre pour souffrir et/ou mourir…
La dimension tragique qui marque l’espace est également visible dans la structure temporelle. Puisque le sort de Raabi est connu d’avance, le temps acquiert une valeur d’accomplissement ; il mène de façon irréversible vers la confirmation de la malédiction, vers la mort. À celle qui lui présente Kodou, porteuse de la mauvaise nouvelle, Mame Téning répond : « Je sais Adama. Je sais. Je savais tout cela. J’ai tout fait pour obtenir le pardon des génies de Sangomar, mais en vain. Le naufrage et la noyade sont les sanctions que les génies de Sangomar infligent toujours à ceux qui transgressent les pactes signés avec les ancêtres ». Pour parcourir l’espace et le temps, le romancier utilise la technique du personnage itinérant qui, à travers les séquences successives, pénètre dans des milieux différents que les narrateurs présentent au fil de la progression du récit. Sous la forme de puissances malfaisantes, les opposants s’acharnent sur Raabi qui, « matraqué par le destin » (et par l’écrivain), vit des aventures et des mésaventures.
De la même façon que l’espace-temps, les personnages attirent l’attention du lecteur. Le narrateur adopte la fameuse proclamation d’Antonin Artaud : « Il y a un mensonge de l’être contre lequel nous sommes nés pour protester » . Les personnages sont donc condamnés à extérioriser leurs propres sentiments sinon le narrateur les trahit par ses commentaires et ses réflexions.
Au-delà des principaux protagonistes, on retiendra Makhtar Naar et, surtout, les muezzins, Baay Meyssa et le vieux Yatma, « race de bilaal autoproclamés et ignorants, qui règnent en maîtres absolus dans la plupart des mosquées à travers le pays ». Malgré la marge dans laquelle les a confinés la société, Moussa Anglais (le fou) et Fatou Mbalit (malade mental) sont marqués par la netteté d’un jugement rarement pris à défaut. Mais trois personnages émergent de la configuration actantielle, Tonton Mody, le pédophile et non moins « brillant orateur », Marème Narr et Ndiaye Prof. Ces trois figures sont des rivaux du romancier.
Vivant dans une situation d’oralité, ils sont marqués par une prise de parole dans laquelle transparaissent une indéniable compétence linguistique et une performance langagière. Les personnages, qui se trouvent constamment dans une situation de communication, engagent une bataille dont l’enjeu est le contrôle de la parole parce que, justement, ils ont le sentiment que l’art oratoire est le résultat d’un travail. Chez les acteurs qui peuplent l’univers romanesque, les visiteurs de l’univers fictif du roman notent que l’art de la parole est déterminant.
Le poids de la tradition orale détermine le vaste réseau du jeu social auquel les personnages sont obligés de se conformer. Dans cet univers, ils sont d’abord des êtres de parole, caractérisés par leurs performances linguistiques et leurs compétences rhétoriques acquises dès l’enfance et par la possibilité de (se) raconter des histoires. Ils appartiennent à une civilisation de l’oralité où la parole est création, art total. Le narrateur, dans un délire tout à fait remarquable, présente une civilisation où, ainsi que l’ont remarqué Michel Serres et Mamoussé Diagne, la pensée est souvent prise en charge par la dramatisation. Dans l’économie interne du roman, Tonton Mody, Marème Narr, Ndiaye Prof sont des incarnations possibles de ce qu’Alain Rabatel, en s’opposant aux travaux de Gérard Genette en narratologie et en envisageant les textes suivant une approche polyvalente, énonciative et interactionnelle, a appelé Homo narrans.
Le récit est également déterminé par la pluralité des voix narratives. Faisant preuve d’une maîtrise technique très intéressante, le romancier ne parle pas en son nom ; il délègue le soin de raconter l’histoire à trois instances. Et, de façon tout à fait originale, l’histoire présentée dans La Malédiction de Raabi est le résultat de la collaboration d’un narrateur anonyme, de Raabi qui prend en charge le chapitre 4 et une partie des chapitres 5, 7, 8, 9, 10, 11 et de la Radio. L’écrivain a le talent de se mettre à la fois dans la peau d’un narrateur anonyme, dans la peau de Raabi Fall et dans la peau d’un reporter radio.
Au plan de l’écriture, La Malédiction de Raabi est un roman qui a un statut complexe, car il s’agit de la mise en texte de la vie d’un personnage, mais on peut y repérer des fragments de la vie de l’auteur : la connaissance des plantes, l’hommage à Christophe Mané, Agent des Eaux et Forêts, la promotion des traditions africaines, la passion pour Saint-Louis, ville-femme à qui l’écrivain déclare avec fureur sa flamme et qu’il considère comme la « plus belle femme du monde »…De plus, le statut intertextuel est fortement marqué.
Le texte s’évade constamment de lui-même pour aller à la rencontre d’autres textes : la Bible, le Coran, l’oralité (les proverbes, le folklore), la littérature (Jean de la Fontaine, Vigny, Hugo, Loti, Senghor…). La parole des narrateurs est à la fois motivée et déclenchée par d’autres paroles. Les différents narrateurs accueillent d’autres discours à l’intérieur de leur récit, mais ils dominent le principe d’organisation et demeurent les maîtres du libre jeu de la composition romanesque. Lire ce récit, c’est procéder à l’autopsie d’une immense culture. Constamment, le lecteur est amené à établir des rapprochements avec d’autres textes.
En utilisant les principaux procédés narratifs et leurs combinaisons, le romancier relève un réel talent d’écrivain à travers plusieurs passages qui retiennent l’attention du lecteur. Mais, le plaisir d’être écrivain se manifeste surtout, et de manière décisive, dans la circulation ininterrompue de plusieurs microrécits à l’intérieur du macrorécit que constitue La Malédiction de Raabi. Ce livre est celui de la démultiplication des récits, car la narration est composée littéralement d’un foisonnement d’histoires qui ralentissent la vitesse du récit. À travers cette stratégie du décentrement de la dissémination, le texte est en mouvement vers lui même : l’écriture devient sa propre fascination. Cette dimension autoréflexive manifeste le caractère moderne de l’œuvre dont la cohérence visible et lisible s’organise autour de la centralisation des histoires qu’elle suscite et absorbe. Ces innombrables histoires qui sont racontées à l’intérieur de l’œuvre permettent au récit d’exhiber les signes de sa réussite et de définir, en même temps, les conditions de possibilité de sa continuation.
Dans la perspective d’écriture d’une œuvre comme La Malédiction de Raabi, le récit tout en continuant de se raconter nous montre une multitude de récits achevés. Le récit parle des récits qui le composent et qui lui permettent ainsi de continuer à s’écrire comme récit. L’histoire est composée d’histoires et tout commence vraiment quand tout se termine ; quand tout a été vécu. Cette réécriture que le présent fait du passé possède sa propre crédibilité ; elle est l’effet d’une représentation et non-réalité concrète.
Roman de mœurs, roman d’aventures, roman d’initiation, roman de la philosophie…Les grilles et les catégorisations ne manqueront pas ; mais aucune d’elles ne pourra prendre totalement en charge cette œuvre. Alors, prenons le récit pour ce qu’il est : une somme, un assemblage fictif d’éléments de provenance diverse subsumés par une pratique d’écriture. Ce « bricolage », au sens que les structuralistes littéraires ont donné à ce terme, produit, en peu de pages, une œuvre à la fois composite et composée, une œuvre multidimensionnelle.
Il s’agit donc d’une œuvre romanesque. Le signe de cette littéralité est indiqué dès le début qui, tout en étant une introduction toute littéraire à la littérature, manifeste un réel plaisir de raconter. Le Colonel Moumar Guèye est un amoureux du wolof qu’il défend en permanence à travers des contributions dans la presse, mais, pour écrire La Malédiction de Raabi, il est aussi devenu un amoureux de la langue française. À la fois simple et directe, l’écriture donne à voir un important travail sur le langage. Le romancier nous fait sourire quand, avec beaucoup d’humour, il parle des hypocrites qui attaquent la polygamie et qui, pourtant, « deviennent tous « directeurs » de plusieurs « deuxièmes bureaux ». Mais il faudra particulièrement saluer les qualités poétiques du texte. Pour l’exemple, on retiendra le festival de couleurs sur lequel s’ouvre le roman, la déclaration d’amour et le réveil de Dakar qui se présentent comme la manifestation d’une jubilation esthétique.
À travers ce roman, qui semble fonctionner comme un reportage sociologique et dans cet atelier d’écriture qui est un espace libre de toute borne et de toute contrainte, le travail de l’écrivain sur la langue se fait voir et admirer. Sa caractéristique majeure est la simplicité ; mais il s’agit d’une simplicité complexe et tragique. Dans ses haltes et ses pauses intérieures, le récit est servi par toute une rhétorique du proverbe et une dimension morale qui dépassent le cadre du particulier et s’inscrivent dans le registre de la réflexion universelle. Ce récit pluriel et multiforme est donc le fruit d’un art de la composition qui constitue l’une de ses principales caractéristiques.
Cependant, même en suivant Moumar Guèye dans sa logique et en le jugeant à partir des ses propres critères esthétiques, on pourrait formuler de sérieuses réserves sur le statut de cette œuvre éminemment problématique. Il s’agit d’un univers littéraire marqué par la lourde trace du destin et on pourrait reprocher à l’auteur de se donner des facilités en utilisant l’accumulation des malheurs comme procédé de création, en présentant un récit linéaire et en oubliant que la pratique littéraire n’a pas pour fonction première de donner des mots d’ordre.
Toutefois, cette œuvre, qui est à lire et à faire lire, présente plusieurs qualités qui constituent autant de raisons de souscrire entièrement au pacte de lecture que propose l’illusion romanesque des premières aux dernières lignes.
Voilà. Partagé entre l’amitié et l’Université, nous espérons ne pas avoir cédé à l’une ce que nous devions à l’autre.
Par Alioune-B. Diané
Professeur titulaire
Université de Dakar