L’islam. Une religion vieille de quatorze siècles, confessée par presque deux milliards de personnes dans le monde, une riche civilisation que l’opinion publique, en Occident, a tendance à regarder avec des « lunettes culturelles ». A la réduire à ses fanatiques depuis 2001 et la multiplication des attentats dans le monde. Si les autres religions sont régulièrement critiquées, c’est plus le comportement parfois « indigne » de leurs autorités qui est visé : scandale de la pédophilie dans l’Eglise, complicité des moines bouddhistes dans les violences contre les Rohingyas… Jamais le « cœur » théologique de ces religions et leur « message d’amour et de tolérance ». Sauf en ce qui concerne l’islam. Encore que parler du « cœur » de certaines religions qui seraient tout d’amour à la différence du « cœur » de l’islam, « c’est d’abord ignorer ce que dit de ce cœur la littérature islamique du pur et universel amour, surtout manquer totalement la question », pointe Souleymane Bachir Diagne.
Qu’importe ! Il est devenu de mauvais aloi, surtout en France, de s’embarrasser de telles précautions avec l’islam. Dans un contexte de montée en puissance de l’islamophobie et des populismes, s’attaquer à l’islam est de plus en plus perçu comme un acte de courage, loin d’être l’apanage de l’extrême droite. Des leaders politiques, mais aussi des intellectuels se sont emparés de la peur qu’inspire l’islam pour exciter la haine. Face à cette condamnation de toute une religion, de toute une communauté de croyants, sur la base de simples amalgames, de nombreux musulmans vivant en Occident (intellectuels compris) fuient le débat. Un évitement qui ne fait qu’alimenter le soupçon et les invectives contre les musulmans. D’où le grand mérite de Souleymane Bachir de n’avoir jamais esquivé la question. Après avoir consacré de nombreux ouvrages à la philosophie en islam, il n’a pas peur de confronter ses idées avec d’autres intellectuels qui, c’est le moins que l’on puisse dire, n’ont pas une grande considération pour cette religion. De l’islamisme à la place des femmes, en passant par la question du djihad et le rapport aux autres religions, il n’élude aucun sujet. Parce qu’il estime qu’il est de la responsabilité des intellectuels musulmans de déconstruire les préjugés sur cette religion et de condamner sans ambiguïté l’islamophobie, y compris sous sa forme dite « savante ». D’emblée, il refuse le « ping-pong inutile », terrain dans lequel voulait l’amener son interlocuteur, consistant à se jeter des versets contradictoires à la figure. Sans refuser la « logique du vrai » revendiquée par Rémi Brague, M. Diagne plaide plutôt pour une « logique du sens ».
« Des propos de comptoirs »
Là où le philosophe français convoque certains versets qui mettent l’accent sur la guerre sainte, pour mieux justifier son postulat de départ – que l’islam est une religion qui prône « naturellement » la violence, que tout verset de paix a été « abrogé » par d’autres versets « guerriers » et qu’il « n’y a pas de fossé entre l’islam et l’islamisme » –, le philosophe sénégalais lui oppose une lecture du texte dans sa pluralité et qu’une discussion sur l’islam « doit nécessairement se donner une profondeur historique ».
Pour le philosophe sénégalais, l’idée qu’une religion possède en elle-même une sorte de prédisposition naturelle à la violence « n’a pas de sens ». Bref, les préjugés contre l’islam qui ont cours aujourd’hui s’appuient sur « des propos de comptoirs », auxquels il convient de réagir « de manière lapidaire ». « De manière générale, il faut se méfier de ceux qui isolent les versets pour s’en servir dans un sens ou dans l’autre. Une disposition que partagent aussi bien ceux qui apprennent leur religion sur Internet et ceux qui veulent absolument identifier l’islam à une religion de violence, c’est de se concentrer sur des versets isolés, sans comprendre le sens du Coran comme un texte dans sa pluralité et dans l’ignorance des contextes », écrit-il (p. 46).
Diagne et Brague s’opposent sur tout. A commencer par la définition même du mot islam. Alors que le philosophe sénégalais défend l’argument qu’il faut faire « de la place » à la racine de paix qui se trouve dans ce mot, le Français traduit islam par « soumission ». Une traduction « pleine de sous-entendus » (le mot est de Diagne), dans la droite ligne d’un Michel Houellebecq, visant à présenter les musulmans « comme des fanatiques qui se soumettent et (qui) comptent soumettre les autres ».
Aristote à Bagdad
Idem sur le rapport de l’islam aux autres religions. Rémi Brague parle de « tolérance intéressée » à propos du statut réservé aux gens du Livre en terre d’islam – « 2 % de conquérants musulmans essayant de régner sur 98 % restants ». « Vous donnez une lecture politique à l’affaire, répond S. B. Diagne […], il s’agit d’une reconstruction […] Je ne sais pas si vous êtes en train de dire que c’est à ce moment-là [l’expansion de l’islam bien après la mort du Prophète] que les musulmans écrivent le Coran pour justifier la situation » (p.73). Avant d’ajouter de façon ironique : « Qu’est-ce qu’être musulman dans l’empire de Charlemagne ? », pour souligner, qu’à la différence des autres religions, et indépendamment de ce qu’on peut y penser, l’islam prévoit une place pour les autres religions.
Quid de la raison dans l’islam ? Rémi Brague qui croit qu’« on peut être chrétien et intégralement rationaliste », veut nier, dans le fond, une telle possibilité dans l’islam. « Je suis, moi aussi un rationaliste forcené. Je crois profondément à la raison. Mais je crois également […] que le mysticisme fleurit à l’extrême pointe de la raison », lui répond Souleymane B. Diagne. Autrement dit, foi et raison ne s’opposent pas mais se complètent en islam. En réalité, le philosophe français reprend à son compte l’argument développé par l’historien Sylvain Gouguenheim dans un ouvrage polémique paru en 2008 intitulé « Aristote au mont Saint-Michel » (Seuil) dans lequel ce dernier a voulu effectuer un « nettoyage ethnique » de l’histoire de la philosophie pour éliminer de la « translatio studiorum » la philosophie de l’islam. Un « coup d’islamophobie savante » qui veut éliminer le monde de l’islam dans l’histoire de la philosophie, du transfert des sciences grecques, « pour en faire une histoire proprement européenne », dénonce Diagne.
Si à la différence de Gouguenheim, Brague ne nie pas totalement l’héritage judéo-islamique dans la philosophie latine, il pense néanmoins que le rapport à cet héritage est « autant une conséquence qu’une cause ». Il ajoute plus loin : « Il y a, certes, des philosophes [dans le monde musulman] : Al-Farabi, Avicenne, Averroès et ses deux prédécesseurs Ibn Bajjah et Ibn Tufayl. Ce sont des philosophes de plein droit. Mais c’est tout. Par ailleurs, il existe une pensée islamique, mais c’est un mélange d’apologétique, de droit, de mystique. Ce que nous appelons, nous, philosophie est un peu mélangé avec le reste. Les philosophes sont comme des raisins secs dans un clafoutis » (p. 117).
Difficile de faire mieux en termes de nettoyage ethnique, de débarrasser l’histoire de la pensée tout détour qui aurait fait passer l’héritage par des chemins non européens ! Après avoir refermé ce livre, j’ai eu l’impression, non pas d’avoir assisté à un dialogue de sourds ou de « muets », mais d’un dialogue entre un philosophe (Souleymane Bachir Diagne) qui fait honneur au sens noble de ce terme, avec une ouverture d’esprit par rapport à sa propre foi et un autre (Rémi Brague) engoncé dans ses certitudes.
Source: LeSoleil
Qu’importe ! Il est devenu de mauvais aloi, surtout en France, de s’embarrasser de telles précautions avec l’islam. Dans un contexte de montée en puissance de l’islamophobie et des populismes, s’attaquer à l’islam est de plus en plus perçu comme un acte de courage, loin d’être l’apanage de l’extrême droite. Des leaders politiques, mais aussi des intellectuels se sont emparés de la peur qu’inspire l’islam pour exciter la haine. Face à cette condamnation de toute une religion, de toute une communauté de croyants, sur la base de simples amalgames, de nombreux musulmans vivant en Occident (intellectuels compris) fuient le débat. Un évitement qui ne fait qu’alimenter le soupçon et les invectives contre les musulmans. D’où le grand mérite de Souleymane Bachir de n’avoir jamais esquivé la question. Après avoir consacré de nombreux ouvrages à la philosophie en islam, il n’a pas peur de confronter ses idées avec d’autres intellectuels qui, c’est le moins que l’on puisse dire, n’ont pas une grande considération pour cette religion. De l’islamisme à la place des femmes, en passant par la question du djihad et le rapport aux autres religions, il n’élude aucun sujet. Parce qu’il estime qu’il est de la responsabilité des intellectuels musulmans de déconstruire les préjugés sur cette religion et de condamner sans ambiguïté l’islamophobie, y compris sous sa forme dite « savante ». D’emblée, il refuse le « ping-pong inutile », terrain dans lequel voulait l’amener son interlocuteur, consistant à se jeter des versets contradictoires à la figure. Sans refuser la « logique du vrai » revendiquée par Rémi Brague, M. Diagne plaide plutôt pour une « logique du sens ».
« Des propos de comptoirs »
Là où le philosophe français convoque certains versets qui mettent l’accent sur la guerre sainte, pour mieux justifier son postulat de départ – que l’islam est une religion qui prône « naturellement » la violence, que tout verset de paix a été « abrogé » par d’autres versets « guerriers » et qu’il « n’y a pas de fossé entre l’islam et l’islamisme » –, le philosophe sénégalais lui oppose une lecture du texte dans sa pluralité et qu’une discussion sur l’islam « doit nécessairement se donner une profondeur historique ».
Pour le philosophe sénégalais, l’idée qu’une religion possède en elle-même une sorte de prédisposition naturelle à la violence « n’a pas de sens ». Bref, les préjugés contre l’islam qui ont cours aujourd’hui s’appuient sur « des propos de comptoirs », auxquels il convient de réagir « de manière lapidaire ». « De manière générale, il faut se méfier de ceux qui isolent les versets pour s’en servir dans un sens ou dans l’autre. Une disposition que partagent aussi bien ceux qui apprennent leur religion sur Internet et ceux qui veulent absolument identifier l’islam à une religion de violence, c’est de se concentrer sur des versets isolés, sans comprendre le sens du Coran comme un texte dans sa pluralité et dans l’ignorance des contextes », écrit-il (p. 46).
Diagne et Brague s’opposent sur tout. A commencer par la définition même du mot islam. Alors que le philosophe sénégalais défend l’argument qu’il faut faire « de la place » à la racine de paix qui se trouve dans ce mot, le Français traduit islam par « soumission ». Une traduction « pleine de sous-entendus » (le mot est de Diagne), dans la droite ligne d’un Michel Houellebecq, visant à présenter les musulmans « comme des fanatiques qui se soumettent et (qui) comptent soumettre les autres ».
Aristote à Bagdad
Idem sur le rapport de l’islam aux autres religions. Rémi Brague parle de « tolérance intéressée » à propos du statut réservé aux gens du Livre en terre d’islam – « 2 % de conquérants musulmans essayant de régner sur 98 % restants ». « Vous donnez une lecture politique à l’affaire, répond S. B. Diagne […], il s’agit d’une reconstruction […] Je ne sais pas si vous êtes en train de dire que c’est à ce moment-là [l’expansion de l’islam bien après la mort du Prophète] que les musulmans écrivent le Coran pour justifier la situation » (p.73). Avant d’ajouter de façon ironique : « Qu’est-ce qu’être musulman dans l’empire de Charlemagne ? », pour souligner, qu’à la différence des autres religions, et indépendamment de ce qu’on peut y penser, l’islam prévoit une place pour les autres religions.
Quid de la raison dans l’islam ? Rémi Brague qui croit qu’« on peut être chrétien et intégralement rationaliste », veut nier, dans le fond, une telle possibilité dans l’islam. « Je suis, moi aussi un rationaliste forcené. Je crois profondément à la raison. Mais je crois également […] que le mysticisme fleurit à l’extrême pointe de la raison », lui répond Souleymane B. Diagne. Autrement dit, foi et raison ne s’opposent pas mais se complètent en islam. En réalité, le philosophe français reprend à son compte l’argument développé par l’historien Sylvain Gouguenheim dans un ouvrage polémique paru en 2008 intitulé « Aristote au mont Saint-Michel » (Seuil) dans lequel ce dernier a voulu effectuer un « nettoyage ethnique » de l’histoire de la philosophie pour éliminer de la « translatio studiorum » la philosophie de l’islam. Un « coup d’islamophobie savante » qui veut éliminer le monde de l’islam dans l’histoire de la philosophie, du transfert des sciences grecques, « pour en faire une histoire proprement européenne », dénonce Diagne.
Si à la différence de Gouguenheim, Brague ne nie pas totalement l’héritage judéo-islamique dans la philosophie latine, il pense néanmoins que le rapport à cet héritage est « autant une conséquence qu’une cause ». Il ajoute plus loin : « Il y a, certes, des philosophes [dans le monde musulman] : Al-Farabi, Avicenne, Averroès et ses deux prédécesseurs Ibn Bajjah et Ibn Tufayl. Ce sont des philosophes de plein droit. Mais c’est tout. Par ailleurs, il existe une pensée islamique, mais c’est un mélange d’apologétique, de droit, de mystique. Ce que nous appelons, nous, philosophie est un peu mélangé avec le reste. Les philosophes sont comme des raisins secs dans un clafoutis » (p. 117).
Difficile de faire mieux en termes de nettoyage ethnique, de débarrasser l’histoire de la pensée tout détour qui aurait fait passer l’héritage par des chemins non européens ! Après avoir refermé ce livre, j’ai eu l’impression, non pas d’avoir assisté à un dialogue de sourds ou de « muets », mais d’un dialogue entre un philosophe (Souleymane Bachir Diagne) qui fait honneur au sens noble de ce terme, avec une ouverture d’esprit par rapport à sa propre foi et un autre (Rémi Brague) engoncé dans ses certitudes.
Source: LeSoleil