Tu vois Charles, ta vie durant t’as cultivé l’humilité et la modestie a des niveaux quasi surréalistes. T’as su mettre entre parenthèses ton Ego pour céder la place aux autres et rien que les autres. Mais comme on dit chez nous, - et toi tu le sais bien - on a de nom que quand on meurt ! Et, je t’avais toujours dit que personne n’est plus « ponkale » que toi. Et je t’avais toujours dit qu’il nous faut certes cultiver l’humilité, une dimension de l’éthique du savoir, la modestie au regard de la conscience du fait que nous provenons de quartiers difficiles, mais pas aller jusqu’à nous rabaisser à un certain niveau.
Et aujourd’hui, malgré toutes tes astuces pour banaliser ta mort, le monde de la Culture, celui de l’Éducation et toute la jeunesse sont venus te rendre un hommage des plus mérités ! Et leur présence, en dépit des contraintes du moment, est une reconnaissance de l’immensité de ton talent, de ta générosité débordante et à ton art de fédérer les uns et les autres pour le meilleur de l’Homme !
Je ne saurai te dire combien de personnes sont venues à Bango! Citer Pr Marie Andrée Diagne, Baytir Ka, Annie Coly, au risque d’en oublier bien d’autres ? Je ne saurai te dire combien de coups de fil j’ai reçu ! Évoquer celui de notre Doyenne Aminata Sow Fall seulement ? Je ne saurai te dire combien de mails m’ont été adressés ! Et que dire des lettres de condoléances de la famille feu Alioune Diop, de la Communauté Africaine de Culture et de son Excellence l’Ambassadeur de la France au Sénégal ? Charles, admets au moins pour une fois que t’es pas si petit que tu penses !
La diversité de ce monde venu t’accompagner est à l’image de cette capacité tienne de te mouvoir avec un égal bonheur dans tous les domaines où se déployait l’intelligence créatrice. Tu avais compris que la danse, la musique, les arts plastiques, le cinéma et le livre n’étaient finalement que des modalités différenciées d’expression de la créativité et de l’inventivité. C’est pourquoi tu étais le seul, je dis bien le seul parmi nous tous, à te vouer entièrement à la cause de tous les arts. Tu savais, en conjuguant harmonieusement l’impératif du devoir et le plaisir du partage, trouver le mot juste pour conseiller, fédérer et accompagner chaque catégorie d’artiste.
Et que dire de ton art singulier d’adapter voire de dompter le micro et la scène ? Tu avais le don de dire ce qu’il faut à un intervenant pour le mettre à l’aise, ce sourire pour rassurer et cette gestuelle d’une esthétique consommée rien que pour installer les conditions de triomphe de l’intelligence de tous les obstacles à son expression ! Tu le sais bien : je me délectai, chaque fois que je devais constituer un duo avec toi ! Complices, nous échangions de regard, développions avec les mots une relation aussi pédagogique que ludique et harmonisions nos déplacements pour assurer pleins succès au grand rendez-vous de la Culture. Cela est dit et reconnu Charles !
Je me rappelle un matin d’avril, au Sud, au cœur de la cité historique, face à la Maison Peyrissac, aujourd’hui transformée et occupée par La SONATEL, tu m’avais interpelé en ces termes : « Waay, dis-moi est-ce vrai que demain tu vas co-animer une conférence à la Maisons de Lille avec Mame Less Camara ? » Je t’avais répondu oui et tu avais insisté : « Vrai ? Ce sera alors un régal ! »
Nos chemins venaient de se croiser. Le fier enfant de Guédiawaye que tu étais allait désormais entretenir avec l’enfant de Pikine Ange Tall une relation vigoureuse et affective alimentée certes par ta générosité, mais surtout par ta prédisposition mentale voire idéologique à devoir tout soumettre à l’examen minutieux de la raison. Et cette qualité, Charles, radicalement mise au service de l’excellence dans cette société nôtre, ankylosée par l’hypocrisie, le conformisme et l’idéologie du consentement, ne pouvait que nous rapprocher. Dans la vie comme lors des conférences et de nos mémorables joutes intellectuelles, jamais tu ne consentiras mettre en exil la critique. Le philosophe, que je suis, était séduit par cette posture tienne : un propos, quel qu’il soit et quel qu’en soit l’auteur, doit être objet du regard oblique du soupçon.
Tu m’avais tellement habitué à ce compagnonnage intellectuel que je trouvai énigmatique que tu m’aies « zappé » cette Nuit de la Philo du 31 mai. Ton silence à nos banquets, aussi réguliers que féconds durant ces vingt dernières années, était rarissime pour qu’il échappât à ma vigilance. Et tu t’en rappelles, Charles, je n’avais pas manqué de le souligner affectivement dans ma conclusion. C’était un signe ! Bien plus un signal mais qui ne se révélera comme tel qu’après coup !
Critique jusqu’au bout des ongles, oui. Mais ni sarcasme ni animosité ! En honnête homme tout comme en brillant intellectuel, tu avais suffisamment compris que la seule finalité de l’esprit de libre examen était d’extirper en l’Autre ce qui relève de l’erreur et du défaut afin de le rendre meilleur. C’est pour quoi « tes volets verts » aux accents thérapeutiques étaient immédiatement suivis du pardon. Ce pardon, tu le sollicitais toujours en accusant « ta maladresse et tes étourderies» ; ce pardon, tu le sollicitais avec ce sourire dont tu avais le secret, un sourire harmonisé avec une gestuelle d’une plasticité indescriptible. Et comme si tu implorais le pardon, en prenant en témoin Dieu et les hommes, tu tendais les deux mains vers ton contradicteur du moment.
Cette volonté de ne pas blesser l’Autre est restée une des modalités de déclinaison de ton humanisme et ta générosité. Ta magnanimité, énigmatique dans notre monde d’aujourd’hui broyé par la froide logique du « payement au comptant compté », altérait parfois ta lucidité et tu me demandais souvent, avec cette naïveté de l’homme de cœur : mais comment est-ce possible de voir tant d’animosité dans le monde même de la culture ? Tu ne cessais de le constater pour t’en offusquer !
Tu savais élever le ton, dénoncer l’injustice et identifier l’hypocrisie. Et l’injustice, tu en as été victime ! L’hypocrisie, tu en as fait l’amère expérience. Mais tu savais pardonner ! Et ta colère toujours éphémère se terminait toujours par « grawul ! » et ce « grawul » n’était point l’expression d’un quelconque enfermement dans l’univers de la fatalité et du formalisme. Non, tu n’étais pas fait avec cette étoffe ! Il découlait plutôt de cette conviction tienne selon laquelle l’essentiel est de se dire la vérité, afin de tourner la page pour en écrire d’autres teintes d’amour et de fraternité !
À cet esprit critique, tu es resté fidèle jusqu’à ton ultime souffle ! En effet, à la veille de ce jour fatidique tu trouvas la force, devant nos amis communs Cheikh Diakhité et Amadou Séye, de raconter ta toute dernière expérience des hommes. Tu avais, comme toujours, manifesté avec hauteur et élégance ta capacité d’indignation en insistant sur le fait que les hommes avaient affiché une indifférence incroyable quand tu t’étais affaissé au marché, ce vendredi vers les coups de 19 heures. Et poursuivant ton récit en installant progressivement sur ton visage une sublime sérénité, tu opéras subrepticement un glissement du discursif vers le métaphorique et le parabolique en plaçant ces mots qui ne dévoileront leur véritable sens qu’à partir de l’instant où tu en auras fini de tirer ta révérence : « Oui, mais quand j’ai entendu une voix, et je reconnus que c’était celle de Séye je me suis dis : maintenant, je peux m’évanouir ».
Quel euphémisme ! Tu ajoutas « un infarctus du myocarde, c’est grave dé ». Pour la première fois, je t’entendis admettre que c’est grave et c’était effectivement grave et très grave ; d’autant que cette crise avait un antécédent, comme je l’apprendrai plus tard. Pour la première fois aussi, tu parleras les yeux rivés sur le sol et la gestuelle hibernée comme si subitement tu devenais sérieux, très sérieux et gravement sérieux. Une atmosphère teintée de réserve, de pudeur, de « khersa », de spiritualité ? Sans doute, c’était tout cela en même temps. Mais le sens échappait à l’homme ordinaire que je suis !
Ignorant mes mots pour te remonter le moral, tu diras simplement : « gagni bal léén akh déé ( Mes gars, pardonnez-moi)». Nous prîmes la décision de te laisser seul, étant donné que tu disais étouffer en parlant. Au repos que nous te souhaitions, tu préféras le sommeil éternel, pratiquement vingt- quatre heures après cet ultime entretien !
Charles, cette séquence de ta vie est plus qu’édifiante sur tes contradictions, sur tes angoisses mais aussi et surtout sur ton optimisme jamais pris à défaut, malgré les turpitudes de ton existence vielle de 57 hivernages. Cette foule du marché, presque encanaillée par les urgences de la survie au quotidien, tu as compris pour quoi elle en est venue à fouler aux pieds les principes structurants de l’Humain ; au nombre desquels le sens de la solidarité et de l’assistance d’une personne en danger. Cette foule, rivée à l’instinct de survie, en mettant l’esprit critique en exil, finit par identifier le moine à partir de l’habit. Or, Charles c’est là où gît un de tes conflits avec la société : la question du rapport entre l’écart et la norme ! Épuisant la logique de ce conflit, tu donnais l’impression de verser dans le péché chaque fois que ta présentation recoupait avec le correctement admis ! Cette attitude témoigne de ta volonté de pourchasser le mimétisme, le tape-à-l’œil et le superficiel afin que l’Être humain soit jugé et ne soit jugé que par rapport à sa valeur intrinsèque !
Pour n’avoir réussi à faire triompher cet idéal, tu n’as pas, pour autant, désespéré de l’Homme. Et l a symbolique de cette foi apparaît massivement dans la personnalité de celui qui t’a porté secours, Amadou Sèye. Dans la mesure où t’avais reconnu sa voix, m’as-tu confessé, tu étais suffisamment rassuré pour consentir mourir, oh pardon t’évanouir. Or, Amadou Sèye est l’expression vivante et concentrée de ce que t’as eu de meilleur sur cette terre : ton voisin, ton collègue et ton ami ! Mais Amadou Sèye, de par la qualité et la pureté de votre relation, c’est finalement nous tous qui t’aimons. Par sa présence effective et fortement affective, il t’a accompagné dans cette dernière étape que t’as négociée avec hauteur et élégance !
Oui ! Charles, tu nous a tous à la fois étonnés et surpris. Je peux te rafraîchir la mémoire : nous avions tous un penchant pour la Grande Royale dont la posture aux accents révolutionnaires n’a jamais cessé de nous subjuguer, nous qui cherchions un autre destin pour l’Afrique-mère. Alors que Thierno se proposait de la ramener à Dieu en lui rappelant cette religiosité et cet art avec lesquels son père avait su faire face à la mort, la Grande Royale avec rétorqué avec tout le respect qu’elle vouait au vieil homme doublé d’homme de Dieu, mais avec fermeté : « Oui Maître, je m’en souviens ! Mais il est temps que les hommes apprennent maintenant comment vivre !».
Et voilà que t’as choisi de consacrer ton dernier cours à nous montrer l’art de bien mourir. Puisque c’est après coup que l’appareil des raisons rend intelligibles les actes apparemment les plus banals, en rétablissant l’ordre des raisons. T’as su cacher ton jeu en surfant sur le clair-obscur. À un collègue du Prytanée Militaire de Saint-Louis, tu aurais demandé de pas être programmé pour les classes à tenir l’année prochaine car tu ne serais plus de ce monde ; à l’endroit de tes jeunes collaborateurs, Hajjar et Azo, de la brillante émission On parle français, tu avais eu cette réflexion : « Je ne suis là que pour vous accompagner pour un certain temps. Quand je mourrai mettez-vous à pleurer, tandis que moi je serai entrain de sucer des bonbons. »
Faudrait- il aussi évoquer ton attitude singulière lors de notre table ronde co-organisée, au CRDS (Centre de Recherche et de Documentation du Sénégal), avec l’Association des Écrivains du Sénégal ? Invité à donner ton point de vue sur la place de l’écrivain dans l’acte 3 de la Décentralisation, tu prendras la parole simplement pour t’excuser : « Eh les gars, ayant trouvé les artistes en train de se réunir pour participer aux conditions d’une campagne électorale apaisée, je me suis autorisé à représenter le Cercle Écrivains et Poètes de Saint-Louis, je m’en excuse dé ! ».
Aux uns et aux autres, tu auras averti sans en avoir l’air : « sûr que je me défoncerai jusqu’à mourir en pleine rue ». Poussant ta logique et ton option jusqu’à leurs ultimes conséquences, t’as été hospitalisé le 20 juin, alors que ton monde était focalisé sur les préparatifs de la Fête de la musique. T’as tiré ta révérence le 23 juin, au moment où tes concitoyens revisitaient ce tournant de 2011, des plus marquants de l’histoire de notre République en édification. Soit dit en passant, le 23 juin est-ce la raison pour laquelle l’unique présentation-dédicace de mes livres que tu avais ratée est celle précisément consacrée à ce moment de la souveraineté reconquise ? Au demeurant, ta démonstration ne se limite à cela : tu t’es éteint à 16h 10, au moment où à la tyrannie du ballon rond se soumettait la quasi-totalité du globe terrestre !
Comme un tisserand, t’as su manœuvrer avec ta navette et nouer les fils pour t’imprimer cette identité, travaillée de part en part par cette conviction tienne : la valeur de la vie réside dans la qualité de joie qu’elle nous procure ! Nous t’avions tellement identifié à ce credo que nous avons réussi à vaincre nos faiblesses en nous disant : « Arrêtons d’être tristes car Charles serait triste de nous voir si tristes !»
Charles, je ne sais si cette ville nôtre que tu aimes si bien, et à laquelle t’as tout donné sera assez reconnaissante pour associer ton nom à une rue, à un site ou un événement culturel. Mais, je sais que tu lui as tout donné. Homme immense, jusqu’à ton ultime souffle t’as dédié ta vie à ce trinôme que tu as si généreusement érigé en Absolu : Culture, Eduction et Jeunesse !
Pour ma part, à toi fier petit enfant de Guédiawaye, je demande pardonne et je te pardonne. Je te demande pardon, pour n’avoir pas très tôt compris que ton cœur était suffisamment gros pour accueillir avec un égal bonheur l’hypocrite, le renégat et l’honnête homme !
Je te pardonne de n’avoir pas accédé à mon souhait de te voir rationaliser un peu ton énergie et ton temps, pour nous faire profiter des années, des mois ou tout simplement des heures encore de ton intelligence et de ton abnégation à faire reculer les frontières de l’ignorance. Charles, Je te pardonne d’avoir « refusé » de terminer ton roman « Opération Diamacoune » comme si tu voulais t’interdire de violer je ne sais quel ordre. Je te pardonne de t’être retiré si prématurément de nos différents banquets de l’esprit sans prendre mon avis. Je te pardonne de me laisser seul sur le chemin du marché où nous nous rendions pour atténuer le fardeau de nos épouses, et mériter le sourire sublime de nos enfants, heureux de nous voir enfin rentrer de nos régulières et quotidiennes « pérégrinations » culturelles.
Je te rejoindrai Charles mais le temps d’assimiler, le plus tardivement possible, ton cours sur l’art de mourir !