Dans cet entretien réalisé par Fatoumata Seck, professeure de littérature au Collège of Staten Island (New York), pour la revue Etudes littéraires africaines, Boubacar Boris Diop revient sur les enjeux culturels, économiques et politiques de l’usage des langues africaines dans l’enseignement et dans la littérature.
Avant vous, l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o, auteur de Décoloniser l’esprit (1986), a exhorté les écrivains africains à lutter contre l’aliénation à l’aide de leurs langues nationales. Quelles sont les ressemblances et les différences entre vos combats ?
Boubacar Boris Diop : Le combat est le même, mais nos générations et nos contextes linguistiques diffèrent. Personne ne demande à Ngugi wa Thiong’o de se battre pour le rayonnement de la langue anglaise. Nous sommes, nous francophones, des auteurs sous influence. Je ne pense pas non plus qu’il faille délégitimer la littérature africaine écrite en langues étrangères, qualifiée par Ngugi d’« afro-européenne ». Je préfère l’approche moins radicale de David Diop et de Cheikh Anta Diop, qui y voient une littérature de transition correspondant à un moment donné de notre évolution historique. Peut-être que Ngugi wa Thiong’o a un sentiment d’isolement plus grand que le mien, car au Sénégal la littérature en langues nationales, essentiellement en wolof et en pulaar, est en plein essor.
Le français a perdu de son pouvoir de séduction au Sénégal. Par exemple, à la télévision, des débats télévisés qui commencent en français finissent souvent en wolof. Une personne qui parle mal le français s’exprimera dans sa langue sans complexe, au lieu de se mettre à baragouiner, comme cela aurait été le cas il y a quelques années. Le système de scolarisation universelle légué par la colonisation n’a fonctionné qu’en théorie ; il a produit une élite minoritaire de plus en plus larguée, alors qu’il était supposé tirer la société vers le haut.
Que répondez-vous à ceux qui craignent que la promotion des langues nationales crée ou ravive des tensions ethniques ?
Si on s’y prend mal, le risque est réel. Au Sénégal, le wolof est une langue transethnique, que tout le monde parle et comprend plus ou moins. C’est une chance, mais cela ne veut pas dire qu’il faut foncer tête baissée. On est très loin d’un accord général sur ce sujet, même si un consensus se dessine depuis quelque temps. L’idée serait d’enseigner le wolof partout, mais en l’accompagnant d’une langue régionale. Faute de quoi nous allons être condamnés à laisser le français arbitrer pour l’éternité.
On entend aussi qu’il est impossible d’enseigner les sciences dans les langues nationales, faute de vocabulaire scientifique adéquat…
C’est l’objection la plus fréquente, mais rappelons que Cheikh Anta Diop a traduit en 1954, dans Nations nègres et Culture, des concepts scientifiques et une synthèse par Paul Painlevé de la théorie de la relativité généralisée d’Einstein. C’est du reste une dimension de l’apport intellectuel de Cheikh Anta Diop qu’on a tendance à perdre de vue : il s’est d’abord positionné en traducteur pour répondre à la critique selon laquelle les langues africaines sont inaptes à l’abstraction et à une création littéraire digne de ce nom.
C’est un stéréotype raciste que reprennent certains intellectuels africains prompts à se rouler dans la fange. Ce sont les humains qui forgent les mots, et tous les termes scientifiques, dans quelque langue que ce soit, ont été fabriqués ; au bout d’un temps plus ou moins long, on a l’impression qu’ils ont toujours été là ou qu’ils ont été sécrétés par la langue comme s’ils en étaient la sève, ce qui est proprement insensé.
Le mathématicien sénégalais Sakhir Thiam a pris le relais de Cheikh Anta Diop en enseignant les maths en wolof à l’université. L’Unesco a par ailleurs financé des classes tests dans les six principales langues du Sénégal. Les résultats de ces apprenants ont été meilleurs que ceux de leurs camarades formés en français, surtout dans les matières scientifiques.
Qui va lire des textes dans des langues plutôt parlées qu’écrites ?
En fait, les gens inversent la démarche. Ce que montre l’histoire de la littérature, c’est que ce sont les textes qui créent le public, et non l’inverse. On ne me fera jamais croire que les livres de Stendhal et de Shakespeare ont été des best-sellers du vivant des auteurs. Beaucoup d’écrivains aujourd’hui universellement célébrés sont morts dans la misère. J’admets qu’en écrivant en diola ou en kikuyu, on doit se contenter d’un lectorat immédiat très limité. Mais l’idée qu’il faut sauter par-dessus ses lecteurs naturels afin d’atteindre des étrangers est bien curieuse.
La vraie question ne doit pas être « Pour qui j’écris ? » ou « Combien de copies vais-je vendre ? », mais « Avec quels mots puis-je le mieux exprimer ce que je ressens au plus profond de moi-même ? ». En somme, toute cette histoire se ramène à : « Qui lit par-dessus mon épaule quand j’écris ? ». Résultat : les auteurs, pas seulement africains, sont tentés d’écrire pour les journalistes, les jurys de prix littéraires ou les profs d’université. Cela donne un certain type de texte à l’espérance de vie limitée, même si à leur parution ils peuvent faire illusion.
Votre production littéraire sera-t-elle dorénavant entièrement en wolof ?
Cela n’a aucun sens de se couper la langue, au propre comme au figuré. En termes plus clairs, on se sert de ses deux jambes, mais il en est forcément une avec laquelle on est plus naturellement à l’aise : on peut être gaucher ou droitier. Il s’agit finalement moins de sonner la charge contre une langue donnée que de mettre la sienne à la première place. Je ne m’interdis cependant rien. Après Doomi Golo en 2003, j’ai publié Kaveena en français en 2006.
Cet entretien est extrait du dossier « Qui a peur de la littérature wolof ? », publié dans le numéro 46 de la revue Etudes littéraires africaines.
Fatoumata Seck
Avant vous, l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o, auteur de Décoloniser l’esprit (1986), a exhorté les écrivains africains à lutter contre l’aliénation à l’aide de leurs langues nationales. Quelles sont les ressemblances et les différences entre vos combats ?
Boubacar Boris Diop : Le combat est le même, mais nos générations et nos contextes linguistiques diffèrent. Personne ne demande à Ngugi wa Thiong’o de se battre pour le rayonnement de la langue anglaise. Nous sommes, nous francophones, des auteurs sous influence. Je ne pense pas non plus qu’il faille délégitimer la littérature africaine écrite en langues étrangères, qualifiée par Ngugi d’« afro-européenne ». Je préfère l’approche moins radicale de David Diop et de Cheikh Anta Diop, qui y voient une littérature de transition correspondant à un moment donné de notre évolution historique. Peut-être que Ngugi wa Thiong’o a un sentiment d’isolement plus grand que le mien, car au Sénégal la littérature en langues nationales, essentiellement en wolof et en pulaar, est en plein essor.
Le français a perdu de son pouvoir de séduction au Sénégal. Par exemple, à la télévision, des débats télévisés qui commencent en français finissent souvent en wolof. Une personne qui parle mal le français s’exprimera dans sa langue sans complexe, au lieu de se mettre à baragouiner, comme cela aurait été le cas il y a quelques années. Le système de scolarisation universelle légué par la colonisation n’a fonctionné qu’en théorie ; il a produit une élite minoritaire de plus en plus larguée, alors qu’il était supposé tirer la société vers le haut.
Que répondez-vous à ceux qui craignent que la promotion des langues nationales crée ou ravive des tensions ethniques ?
« Au Sénégal, le wolof est une langue transethnique, que tout le monde parle plus ou moins. C’est une chance. »
Si on s’y prend mal, le risque est réel. Au Sénégal, le wolof est une langue transethnique, que tout le monde parle et comprend plus ou moins. C’est une chance, mais cela ne veut pas dire qu’il faut foncer tête baissée. On est très loin d’un accord général sur ce sujet, même si un consensus se dessine depuis quelque temps. L’idée serait d’enseigner le wolof partout, mais en l’accompagnant d’une langue régionale. Faute de quoi nous allons être condamnés à laisser le français arbitrer pour l’éternité.
On entend aussi qu’il est impossible d’enseigner les sciences dans les langues nationales, faute de vocabulaire scientifique adéquat…
C’est l’objection la plus fréquente, mais rappelons que Cheikh Anta Diop a traduit en 1954, dans Nations nègres et Culture, des concepts scientifiques et une synthèse par Paul Painlevé de la théorie de la relativité généralisée d’Einstein. C’est du reste une dimension de l’apport intellectuel de Cheikh Anta Diop qu’on a tendance à perdre de vue : il s’est d’abord positionné en traducteur pour répondre à la critique selon laquelle les langues africaines sont inaptes à l’abstraction et à une création littéraire digne de ce nom.
C’est un stéréotype raciste que reprennent certains intellectuels africains prompts à se rouler dans la fange. Ce sont les humains qui forgent les mots, et tous les termes scientifiques, dans quelque langue que ce soit, ont été fabriqués ; au bout d’un temps plus ou moins long, on a l’impression qu’ils ont toujours été là ou qu’ils ont été sécrétés par la langue comme s’ils en étaient la sève, ce qui est proprement insensé.
Le mathématicien sénégalais Sakhir Thiam a pris le relais de Cheikh Anta Diop en enseignant les maths en wolof à l’université. L’Unesco a par ailleurs financé des classes tests dans les six principales langues du Sénégal. Les résultats de ces apprenants ont été meilleurs que ceux de leurs camarades formés en français, surtout dans les matières scientifiques.
Qui va lire des textes dans des langues plutôt parlées qu’écrites ?
En fait, les gens inversent la démarche. Ce que montre l’histoire de la littérature, c’est que ce sont les textes qui créent le public, et non l’inverse. On ne me fera jamais croire que les livres de Stendhal et de Shakespeare ont été des best-sellers du vivant des auteurs. Beaucoup d’écrivains aujourd’hui universellement célébrés sont morts dans la misère. J’admets qu’en écrivant en diola ou en kikuyu, on doit se contenter d’un lectorat immédiat très limité. Mais l’idée qu’il faut sauter par-dessus ses lecteurs naturels afin d’atteindre des étrangers est bien curieuse.
« Les auteurs sont tentés d’écrire pour les journalistes, les jurys de prix littéraires ou les profs d’université. »
La vraie question ne doit pas être « Pour qui j’écris ? » ou « Combien de copies vais-je vendre ? », mais « Avec quels mots puis-je le mieux exprimer ce que je ressens au plus profond de moi-même ? ». En somme, toute cette histoire se ramène à : « Qui lit par-dessus mon épaule quand j’écris ? ». Résultat : les auteurs, pas seulement africains, sont tentés d’écrire pour les journalistes, les jurys de prix littéraires ou les profs d’université. Cela donne un certain type de texte à l’espérance de vie limitée, même si à leur parution ils peuvent faire illusion.
Votre production littéraire sera-t-elle dorénavant entièrement en wolof ?
Cela n’a aucun sens de se couper la langue, au propre comme au figuré. En termes plus clairs, on se sert de ses deux jambes, mais il en est forcément une avec laquelle on est plus naturellement à l’aise : on peut être gaucher ou droitier. Il s’agit finalement moins de sonner la charge contre une langue donnée que de mettre la sienne à la première place. Je ne m’interdis cependant rien. Après Doomi Golo en 2003, j’ai publié Kaveena en français en 2006.
Cet entretien est extrait du dossier « Qui a peur de la littérature wolof ? », publié dans le numéro 46 de la revue Etudes littéraires africaines.
Fatoumata Seck