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Aminata D Traoré et Boubacar Boris Diop déconstruisent les mécanismes des idées reçues sur le continent

Lundi 27 Janvier 2014

Aminata D Traoré et Boubacar Boris Diop déconstruisent les mécanismes des idées reçues sur le continent
L'échange épistolaire entre la sociologue et essayiste malienne Aminata Dramane Traoré et le journaliste et écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop, intitulé "La gloire des imposteurs – Lettres sur le Mali et l'Afrique" (Editions Philippe Rey, janvier 2014, 233 pages) contribue magistralement à combler ce que la première appelle "l'abyssal vide théorique" qui fait des Africains "les consommateurs béats des idées des autres".
 
Dans le flot incessant des nouvelles charriées par les médias occidentaux, au rang desquels Boris Diop compte la chaîne qatarie Al Jazeera, les pistes étant savamment brouillées, il était d'un impératif salutaire de "mettre les choses au point", ainsi que l'écrit le romancier sénégalais dans un post-scriptum qui n'est en réalité qu'une belle manière de dire que le travail de déconstruction de la pensée unique et des idées reçues sur l'Afrique ne peut s'achever en vérité.
 
Dès la première lettre, écrite de Saint-Louis le 8 janvier 2012, Boubacar Boris Diop fixe l'idée générale de la correspondance : "(…) Il s'agit moins de subir la fascination du passé que de se tourner vers l'avenir, d'entrer en dialogue avec les jeunes Africains de plus en plus désorientés par les mensonges qui fusent triomphalement de toutes parts. Il n'y a jamais, pour des êtres humains de bonne volonté, de raison valable de se résigner au silence".
 
De fait, les deux complices, contrairement à de nombreux intellectuels du continent qui ont décidé de privilégier des carrières personnelles et un confort académique, s'adonnent à cet exercice depuis environ trois décennies, ensemble ou séparément, en participant à des conférences, débats, colloques, festivals et autres forums au cours desquels ils sont appelés à donner leur point de vue sur l'Afrique et, partant, sur la marche du monde.
 
"L'extrême vulnérabilité du continent africain, on ne le dira jamais assez, tient en grande partie à l'abyssal vide théorique qui fait de nous les consommateurs béats des idées des autres", écrit Aminata Traoré en réponse à une lettre de Boris Diop dans laquelle celui-ci évoque la figure capitale de Cheikh Anta Diop (1923-1986) à qui il a suffi "soixante-deux ans pour secouer en profondeur tout un continent par la seule force de sa pensée".
 
"Cheikh Anta Diop avait vu juste en nous invitant à garder l'œil sur notre passé le plus lointain pour être sûrs d'avoir, aujourd'hui et demain, un sol plus ferme sous nos pieds", souligne l'écrivain sénégalais au vu de "l'aisance avec laquelle tout le monde a cessé du jour au lendemain de se dire marxiste-léniniste".
 
Mais "l'aspiration à l'universalité revêt depuis une décennie des habits neufs", regrette Boris Diop, relevant que "pour combler le vide d'un monde sans blocs, les mêmes intellectuels, aujourd'hui sexagénaires, se tournent vers" ce qu'un de ses amis appelait un "Orient de pacotille".
 
S'il en est ainsi, c'est que "les rigidités dont souffrait le débat du vivant de Cheikh Anta Diop persistent et entravent l'émergence d'une pensée africaine critique et novatrice", analyse Aminata Dramane Traoré qui reprend deux aspects "essentiels" de la réflexion de l'égyptologue sénégalais dans le contexte malien actuel : la promotion des langues africaines et une prise en charge de l'histoire du continent en profondeur.
 
Le Mali, justement, est le fil rouge qui relie les lettres que Aminata Dramane Traoré envoient à Boubacar Boris Diop – autant de textes pour aider la jeunesse africaine à saisir le sens de ce qui se joue sur le continent. En engagent ce dialogue avec son amie, Diop lui donne l'occasion de donner une grille de lecture très éloignée de la présentation simpliste qu'en font les médias occidentaux, RFI et France 24 notamment.
 
"(…) Quand le Mali est au centre de l'actualité mondiale dans les conditions que nous savons, bien des femmes et des hommes de bonne volonté souhaitent bénéficier de tes éclairages, écrit Diop. Ta voix compte et tu ne ménages pas ta peine pour lui garder la même force et la même authenticité en ces temps si troublés."
 
Aminata Traoré assène quelques vérités essentielles : les "djihadistes" n'auraient jamais réussi à imposer leur loi à Kidal, Gao et Tombouctou si la France de Nicolas Sarkozy n'avait prétendu voler au secours des populations libyennes ; la rébellion du Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) est "extrêmement minoritaire au sein de la communauté touareg" ; avec l'opération Serval de l'armée française au Mali, la Françafrique est à l'œuvre dans une nouvelle configuration, celle d'une guerre globale de l'Occident contre le terrorisme avec des "arrière-pensées bassement matérielles".
 
L'essayiste et militante altermondialiste malienne étend cette analyse à la situation globale du continent en exposant une conviction que son correspondant sénégalais partage totalement : "Notre mal, Boris, tient en ces termes : absence de souveraineté. Le monde entier peut constater chaque jour que nous ne sommes pas toujours libres de choisir nos dirigeants et que l'orientation de nos politiques économiques nous échappe complètement".
 
Pour Boubacar Boris Diop, ce déficit de souveraineté fait que, "de toutes les puissances européennes, la France est la seule à n'avoir jamais pu se résigner à décoloniser et l'opération Serval va évidemment la conforter dans cet entêtement réactionnaire".

 
S'agissant du "printemps arabe", le cours des événements semble lui donner raison, lui qui avait du mal, dès le début, à séparer le réel de la fiction dans ces révoltes populaires. Il trouve "difficile de se faire à l'idée que le geste de désespoir de Mohamed Bouazizi a si radicalement changé la face du monde", estimant qu'il faudra trouver "une explication politique" aux victoires électorales de la mouvance appelée "islamisme modéré".
 
De ce même "printemps arabe", Boris Diop dit qu'il est en train de "détacher définitivement l'Afrique du Nord du reste du continent et la +nouvelle frontière+, c'est en quelque sorte le Nord-Mali".
 
Il évoque par ailleurs le Rwanda, avouant avoir "hésité" à le faire dans cette correspondance avec Aminata Traoré. S'il s'y soumet, c'est, en partie, moins pour se réjouir de la réussite de ce pays sous la houlette de Paul Kagamé, que pour appeler chercheurs et artistes à "démonter patiemment les mécanismes" des guerres du Liberia et de Côte d'Ivoire, par exemple, comme cela a été fait pour le génocide des Tutsi du Rwanda.
 
Ce livre s'adresse principalement aux "silencieux lecteurs nocturnes", ces "nombreux jeunes" avec qui Boubacar Boris Diop est "en discussion depuis des années". En le refermant – a-t-on envie de le faire d’ailleurs ? – on est tout se suite pris par une subite envie de le rouvrir, parce qu'il réconcilie avec une pensée critique.
 
Les deux auteurs, qui ne se font pas de cadeau dans leur appréciation, ont "essayé d'ouvrir les portes du dialogue à ceux qui voudront bien (les) lire sans parti pris" (Boubacar Boris Diop), tant "il importe (...) d'opposer au cynisme des puissants, la profondeur de l'expérience humaine" (Aminata Dramane Traoré).


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1.Posté par charles camara le 27/01/2014 22:52
très bon compte-rendu de lecture! on a envie de se procurer le bouquin. Où le trouver?

2.Posté par Bouba Diop le 28/01/2014 17:53
Effectivement. Cela me donne d'ailleurs l'envie d'ouvrir le débat sur quelques mots rapportés de Madame Traoré, passionata de l'altermondialisme des années 90, au sujet des "djihadistes" de Kidal, Gao et Tombouctou.
L'auteur de la fiche de lecture annonce en préambule que "Boubacar Boris Diop lui donne l'occasion de donner une grille de lecture très éloignée de la présentation simpliste qu'en font les médias occidentaux, RFI et France 24 notamment."
Pour ma part, je ne vois pas de différence avec la vision journalistique de RFI et de France 24, par définition simpliste.
Ces media ont rappellé fréquemment, pour ne pas dire à chaque fois au début de la guerre, l'origine de la puissance des séparatistes: armement des touaregs qui ont aidé Khadafi à combattre, sur les débris du démembrement de l'armée lybienne. De même ont-ils toujours mentionné que le MNLA était minoritaire et même ajouté que si la France s'appuyait sur le MNLA c'est que ses partisans n'étaient pas des musulmans fondamentalistes, et qu'il restait possible de négocier avec eux.
Au sujet de la Françafrique, je suis de l'avis de nos deux intellectuels: elle existe encore, mais elle se réduit continuellement, ne s'appuie plus sur des réseaux politico-affairistes occultes, mais plus officiels, n'a plus de volonté hégémonique, car la France se recentre de plus en plus sur l'Asie...L'opération Serval est-elle un énième avatar de la Françafrique? A priori oui. Même si la France n'est pas les Etats-Unis, elle fait la guerre aux terroristes islamistes au Mali pour défendre ses intérêts économiques (gaz et pétrole algériens, uranium nigérien...) et se défendre de la montée en puissance d'AQMI en Afrique de l'Ouest, via Ansar Dine et le MUJAO. Mais cela aussi, RFI et France 24 en ont parlé...
Rappelons simplement que l'armée malienne était défaite et que l'OUA attendait que la France bouge pour lever des troupes...De même que la France est intervenue dans le cadre d'une résolution du conseil de sécurité des Nations-Unies et qu'elle a déployé en vain des efforts pour obtenir des troupes des EU et des membres de l'UE. Donc rien à voir avec les opérations de barbouzes des années 60 et 70...
La cause majeure de l'intervention française est donc bien, comme le dit Mme Traoré, une absence de souveraineté, qu'elle soit nationale ou émanant de la sous-région. La CEDEAO et l'OUA ont montré leurs carences. J'ajouterai que, mentalement, les élites africaines au pouvoir attendent trop de la France, qui n'est qu'une puissance mineure et qui n'a pas les moyens financiers, à l'heure actuelle, de rester au Mali pendant une décennie.

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