S’approprier la langue française et l’inscrire pleinement dans le pluralisme linguistique. Et en particulier dans le contexte de l’Afrique francophone. C’est le credo de Souleymane Bachir Diagne pour en finir avec une vision archaïque d’une francophonie crispée, campée sur « une défense du français contre l’hégémonie de l’anglais ». Pour le philosophe sénégalais, professeur de français à l’université de Columbia (New York), c’est la langue française qui doit s’adapter à la société africaine, et non l’inverse.
En clair, les Africains francophones peuvent, et doivent, modifier la langue, l’adapter à leurs langues nationales, leurs pratiques, leurs vécus. Et, surtout, ne pas attendre pour ce faire d’obtenir l’aval de l’Académie française.
L’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF) prévoit que, d’ici à 2050, 70% des francophones seront des Africains. Un chiffre largement mis en avant ce 20 mars, Journée internationale de la francophonie. Mais Souleymane Bachir Diagne balaie cet argument démographique. Pour lui, la pérennité du français en Afrique n’est possible que si les locuteurs participent à l’évolution de la langue.
Vous défendez la nécessité de la reconnaissance des langues locales et nationales dans l’espace francophone africain. Comment concevez-vous la cohabitation entre le français et celles-ci ?
Souleymane Bachir Diagne : Pendant de nombreuses années, la francophonie a été perçue comme une défense frileuse de la langue française contre l’hégémonie de l’anglais. Aujourd’hui, le maître mot pour la définir est le pluralisme linguistique. Ce pluralisme se caractérise par la reconnaissance de l’existence de plusieurs langues dans l’espace francophone. Ces langues locales méritent d’être considérées et renforcées.
Le français, l’anglais et le portugais sont des langues d’Afrique, à côté des langues africaines. Ainsi, la cohabitation des langues est naturelle en Afrique. Sur le continent, il est rare de trouver un africain qui ne parle pas plusieurs langues. Donc, le français n’a d’avenir en Afrique francophone que si il reconnaît les langues locales, et fonctionne avec elles.
Que pensez-vous du mode d’apprentissage du français en Afrique, au regard de celui des langues locales ?
L’école doit être un espace plurilingue qui doit faire l’objet d’une vraie politique linguistique. Il faut renforcer le français, car sa maîtrise a faibli dans les écoles africaines.
Dans le même temps, il est crucial d’introduire les langues africaines dans l’enseignement. Celles-ci doivent devenir des langues de savoirs et de créations dans lesquelles les écrivains écrivent. Je plaide que l’on puisse écrire la philosophie et d’autres disciplines en langues africaines. Boubacar Boris Diop – auteur de l’ouvrage Les tambours de la mémoire – en est l’exemple. La francophonie aura de l’avenir si, et seulement si, l’école et la société sont des espaces plurilingues.
Êtes-vous favorable à une transgression de la langue française académique ?
Oui, car le français est une langue vivante. Elle est par nature appelée à subir des transformations et des formes d’hybridations. Par exemple, en Côte d’ivoire, s’est développé « un français ivoirien » qui a sa saveur et son sel. Beaucoup d’artistes et écrivains ivoiriens jouent de ces transformations pour s’exprimer.
Néanmoins, cela va au-delà d’introduire de simple mots dans la langue française. Au Sénégal, pour nommer une station à essence, on disait « essencerie ». Ce mot n’existant pas dans la langue française, Léopold Sédar Senghor l’a fait adopter par l’Académie française quand il y siégeait !
En somme, le pluralisme à l’intérieur de la langue française est une richesse de la francophonie : la manière de parler le français au Québec et en Belgique est différente de celle qui est pratiquée dans l’Hexagone. Et cela permet d’enrichir la langue.
Quel est le rôle des écrivains dans l’évolution de la langue française ?
La littérature dite francophone a imposé sa qualité dans le spectre littéraire français mais, aussi, un certain style. Les Africains ont inventé dans la littérature francophone leur propre manière de jouer avec la langue, en s’installant entre deux langues. À travers leurs écrits, ils parlent leurs langues maternelles à l’intérieur du français.
L’écrivain Ahmadou Kourouma – auteur du Soleil des indépendances– est sans doute le meilleur exemple. Il a réussi dans ses écrits à faire sentir la présence de la langue Malinké – langue Mandingue – dans le français. Le style de Soni Labou Tansi œuvre aussi dans ce sens. Il y a une sorte de jubilation avec la langue française, qui est permise par le fait que les francophones se situent le plus souvent entre deux langues.
Un étude de l’ODSEF estime qu’à l’horizon 2050, plus de 70% des francophones seront des Africains. L’Afrique comptera alors plus de 90% des francophones de 15-29 ans. Quel regard portez-vous sur ces chiffres ?
Au-delà des chiffres, il est important de se focaliser sur deux conditions. Dans un premier temps, l’enracinement de la langue française sur le continent tient à la qualité de l’enseignement. La santé du français en Afrique francophone dépendra fortement de la santé de l’école.
Puis, il est essentiel que le français reste une langue de la science et de la recherche. Il y a un énorme potentiel sur le continent mais à conditions que ces deux aspects soient remplis. Il faut que l’OIF en prenne conscience et veuille un espace qui compte dans le monde de demain sur le plan de l’éducation et de la recherche.
Le cadre domestique est-il le premier espace de transmission de la langue française ?
Le premier principe est qu’il faut que le français soit présent ailleurs qu’à l’école. Si son usage s’arrête à l’enceinte de l’école, la francophonie en souffrira. Au Sénégal, dans une pratique éducative, on peut parler à l’enfant en français, car on sait que la société parle le Wolof. Il finira donc par le parler.
Par ailleurs, il est vrai qu’il faut s’adapter à la situation concrète de la société : si le français est plus répandu dans l’espace public, dans le cadre domestique il faut favoriser les langues locales et vice-versa.
Le français demeure-t-il la langue « de l’élite » en Afrique, selon vous ?
Malheureusement, cela est encore vrai . L’usage du français hors des élites tient à la démocratisation de l’éducation et de la culture en générale. Il faut que le français fasse partie de la culture populaire. Par ailleurs, cet effort de démocratisation doit venir de tous. En tant que philosophe, j’ai ma responsabilité d’écrire en Wolof pour que cette langue soit présente dans la philosophie contemporaine.
Enfin, l’État et les institutions ont la responsabilité de mettre en place des politiques qui favorisent le pluralisme linguistique au sein de la francophonie. De la même manière, l’OIF a un rôle à jouer pour rendre le français attractif et populaire.
En clair, les Africains francophones peuvent, et doivent, modifier la langue, l’adapter à leurs langues nationales, leurs pratiques, leurs vécus. Et, surtout, ne pas attendre pour ce faire d’obtenir l’aval de l’Académie française.
L’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF) prévoit que, d’ici à 2050, 70% des francophones seront des Africains. Un chiffre largement mis en avant ce 20 mars, Journée internationale de la francophonie. Mais Souleymane Bachir Diagne balaie cet argument démographique. Pour lui, la pérennité du français en Afrique n’est possible que si les locuteurs participent à l’évolution de la langue.
Vous défendez la nécessité de la reconnaissance des langues locales et nationales dans l’espace francophone africain. Comment concevez-vous la cohabitation entre le français et celles-ci ?
Souleymane Bachir Diagne : Pendant de nombreuses années, la francophonie a été perçue comme une défense frileuse de la langue française contre l’hégémonie de l’anglais. Aujourd’hui, le maître mot pour la définir est le pluralisme linguistique. Ce pluralisme se caractérise par la reconnaissance de l’existence de plusieurs langues dans l’espace francophone. Ces langues locales méritent d’être considérées et renforcées.
Le français, l’anglais et le portugais sont des langues d’Afrique, à côté des langues africaines. Ainsi, la cohabitation des langues est naturelle en Afrique. Sur le continent, il est rare de trouver un africain qui ne parle pas plusieurs langues. Donc, le français n’a d’avenir en Afrique francophone que si il reconnaît les langues locales, et fonctionne avec elles.
Que pensez-vous du mode d’apprentissage du français en Afrique, au regard de celui des langues locales ?
L’école doit être un espace plurilingue qui doit faire l’objet d’une vraie politique linguistique. Il faut renforcer le français, car sa maîtrise a faibli dans les écoles africaines.
Dans le même temps, il est crucial d’introduire les langues africaines dans l’enseignement. Celles-ci doivent devenir des langues de savoirs et de créations dans lesquelles les écrivains écrivent. Je plaide que l’on puisse écrire la philosophie et d’autres disciplines en langues africaines. Boubacar Boris Diop – auteur de l’ouvrage Les tambours de la mémoire – en est l’exemple. La francophonie aura de l’avenir si, et seulement si, l’école et la société sont des espaces plurilingues.
Êtes-vous favorable à une transgression de la langue française académique ?
Oui, car le français est une langue vivante. Elle est par nature appelée à subir des transformations et des formes d’hybridations. Par exemple, en Côte d’ivoire, s’est développé « un français ivoirien » qui a sa saveur et son sel. Beaucoup d’artistes et écrivains ivoiriens jouent de ces transformations pour s’exprimer.
Néanmoins, cela va au-delà d’introduire de simple mots dans la langue française. Au Sénégal, pour nommer une station à essence, on disait « essencerie ». Ce mot n’existant pas dans la langue française, Léopold Sédar Senghor l’a fait adopter par l’Académie française quand il y siégeait !
En somme, le pluralisme à l’intérieur de la langue française est une richesse de la francophonie : la manière de parler le français au Québec et en Belgique est différente de celle qui est pratiquée dans l’Hexagone. Et cela permet d’enrichir la langue.
Quel est le rôle des écrivains dans l’évolution de la langue française ?
La littérature dite francophone a imposé sa qualité dans le spectre littéraire français mais, aussi, un certain style. Les Africains ont inventé dans la littérature francophone leur propre manière de jouer avec la langue, en s’installant entre deux langues. À travers leurs écrits, ils parlent leurs langues maternelles à l’intérieur du français.
L’écrivain Ahmadou Kourouma – auteur du Soleil des indépendances– est sans doute le meilleur exemple. Il a réussi dans ses écrits à faire sentir la présence de la langue Malinké – langue Mandingue – dans le français. Le style de Soni Labou Tansi œuvre aussi dans ce sens. Il y a une sorte de jubilation avec la langue française, qui est permise par le fait que les francophones se situent le plus souvent entre deux langues.
Un étude de l’ODSEF estime qu’à l’horizon 2050, plus de 70% des francophones seront des Africains. L’Afrique comptera alors plus de 90% des francophones de 15-29 ans. Quel regard portez-vous sur ces chiffres ?
Au-delà des chiffres, il est important de se focaliser sur deux conditions. Dans un premier temps, l’enracinement de la langue française sur le continent tient à la qualité de l’enseignement. La santé du français en Afrique francophone dépendra fortement de la santé de l’école.
Puis, il est essentiel que le français reste une langue de la science et de la recherche. Il y a un énorme potentiel sur le continent mais à conditions que ces deux aspects soient remplis. Il faut que l’OIF en prenne conscience et veuille un espace qui compte dans le monde de demain sur le plan de l’éducation et de la recherche.
Le cadre domestique est-il le premier espace de transmission de la langue française ?
Le premier principe est qu’il faut que le français soit présent ailleurs qu’à l’école. Si son usage s’arrête à l’enceinte de l’école, la francophonie en souffrira. Au Sénégal, dans une pratique éducative, on peut parler à l’enfant en français, car on sait que la société parle le Wolof. Il finira donc par le parler.
Par ailleurs, il est vrai qu’il faut s’adapter à la situation concrète de la société : si le français est plus répandu dans l’espace public, dans le cadre domestique il faut favoriser les langues locales et vice-versa.
Le français demeure-t-il la langue « de l’élite » en Afrique, selon vous ?
Malheureusement, cela est encore vrai . L’usage du français hors des élites tient à la démocratisation de l’éducation et de la culture en générale. Il faut que le français fasse partie de la culture populaire. Par ailleurs, cet effort de démocratisation doit venir de tous. En tant que philosophe, j’ai ma responsabilité d’écrire en Wolof pour que cette langue soit présente dans la philosophie contemporaine.
Enfin, l’État et les institutions ont la responsabilité de mettre en place des politiques qui favorisent le pluralisme linguistique au sein de la francophonie. De la même manière, l’OIF a un rôle à jouer pour rendre le français attractif et populaire.