Le temps médiatique ne doit pas dicter sa loi à celui académique. Pour « servir du chaud »- comme dit Mohamed-Chérif Ferjani- et verser dans le sensationnel médiatique de l’actualité brûlante, il suffisait de s'engouffrer dans la brèche des polémiques que je trouve pour beaucoup stériles. Je suis en train de lire l'ouvrage du Professeur Sankharé avec le coeur le moins battant possible et en dehors de toute pression.Mon premier constat est que cet ouvrage n'a pas apporté de débats nouveaux d'un point de vue islamologique. Les discussions passionnantes basées sur un art argumentaire (munâzara) respectueux de l'ikhtilâf (divergence) sur le statut d'un Coran "créé" ou "incréé" étaient déjà connues au début de l'époque abbasside (8e -9e siècle) malgré les « mihna pl. mihan» successives. La question des désaccords sur les différentes manières de lire le texte (Qirâ'ât) – on en dénombre sept au minimum- était déjà posée et a, d’ailleurs, grandement contribué à l'urgence du processus de sa recension et de son uniformisation par le Calife Othman. Ibn Abî Dâ'ûd al-Sijjistânî (10é siècle) (fils de l'un des auteurs de Musnad des Hadîth, Abû Da'ûd) a même produit un ouvrage intitulé "Kitâb al-Maçâhif" (le Livre des différents corpus du Coran) revenant sur les détails de la recension du texte et des débats linguistiques et philologiques posés à l'époque sans qu’à ma connaissance, l'on n'appelle au meurtre ou à l'exil.
Ce qui a le plus choqué les gens c’est sa thèse sur l’analphabétisme du Prophète et le fait de parler de l'influence grecque sur le texte coranique qui pour les musulmans est la parole de Dieu ...
Justement, parmi les raisons pour lesquelles je n'ai pas été très intéressé par la lecture de l'ouvrage du Pr. Sankharé dès sa parution, son manque d'originalité spécifiquement sur cette thématique. Il y a dix ans de cela, que Youssef Seddik, un intellectuel tunisien avait publié un ouvrage intitulé, "Nous n'avons jamais lu le Coran" et avait déjà posé ce débat d'un "héritage grec du Coran". Rien de nouveau, donc, sur ce point précis, dans le livre de Sankharé qu'il faudra d’ailleurs interroger sur les influences de Seddik à propos de ses propres thèses : la question de la Fâtiha (reprise avec plus de gravité et de profondeur dans les écrits du chercheur syrien Mouhammad Shahrûr), les éventuelles influences lexicales avec une vraie maîtrise de la langue arabe. En revisitant le débat terminologique autour du sens de « qara’a », je pense que notre doyen s'est trompé sur l'étymologie du terme "Iqra" d'après la racine trilitère "Qara'a", « qeryâna » (du syriaque) dont le sens serait plus proche de "réciter", et non "lire" alors qu'il fonde toute son hypothèse à propos du statut de lettré qu'il donne au prophète de l'islam sur une injonction à "lire" (Iqra). Pour beaucoup d’islamologues, ce verset très connu l’exprime assez clairement (Coran, XVII, 106)
وَقُرْآنًا فَرَقْنَاهُ لِتَقْرَأَهُ عَلَى النَّاسِ عَلَىٰ مُكْثٍ وَنَزَّلْنَاهُ تَنْزِيلًا Il y a là un pur débat linguistique à prendre avec tout le sérieux requis. Il a été largement repris par Suyûtî (1(e siècle) dans son "Itqân fi 'Ulûm al-Qur'ân". L'autre question que même les spécialistes du Tafsîr (exégèse) ont débattue sans qu'il n'y ait ni condamnation ni inquisition, est le sens qu'il faut donner au terme "Ummiy". Là encore, le débat n'est pas nouveau. La majorité des exégètes musulmans s'accordent sur le sens de "Ummiy" comme désignant « l'analphabète ». Au regard du partage du même champ lexical que « Umm » qui signifie « mère », certains diront qu’en fait, c’est celui qui ne sait que ce qu’il a pu apprendre de sa mère ou ce qui lui est inné, renvoyant dans le même sens. Ce terme est utilisé dans le Coran VII, 157. La catégorie minoritaire qui prend le contrepied de cette hypothèse en faisant le lien entre le terme "Ummiy" et Ummul Qurâ" (nom donné à la Mecque) estimant que "An-Nabiy al-Ummiy" signifiait "le prophète mecquois" s'appuie sur le verset 7 de la sourate 42. Bien qu’à contre-courant du consensus construit et entretenu des Tafsîr Jalâlayn (le plus répandu au Maghreb et en Afrique subsaharienne), Qurtubî, Zarkashî et même Mutawallî Sha'râwî, cette frange minoritaire n'a jamais été inquiétée pour cette opinion entrant dans le cadre d'un débat théologico-philologique serein.
Qu’y a- t-il à proprement parler de Grec dans la terminologie coranique ? Sankharé n'a t-il pas, aussi, cherché inutilement à heurter l'opinion musulmane ?
Toute recherche est utile pour l’évolution du débat et l’éclosion de la vérité scientifique. Je ne suis pas spécialiste de lettres classiques et je ne connais pas le Grec. Mais, encore une fois, et pour rappeler que Sankharé n'a pas posé une thèse novatrice, sur le plan lexical, c'est Youssef Seddik qui a procédé, déjà en 2004, à une comparaison entre certains termes coraniques et grecs avec des exemples comme : logha (langue en arabe) = logos, kawthar = katharos « pur, sans souillure, sans infirmité », zukhruf = zographéô ; « peindre d’après modèle vivant, d’après nature", harth = harotos « labourer, mais aussi l’idée de possession, de richesse, de progéniture » etc. Mais, en quoi cela est-il étonnant ou contradictoire avec la foi musulmane selon laquelle le Coran est en "arabe clair" ?. Le dynamisme de toute langue s'est toujours fondé sur sa capacité à emprunter. L'arabe, en tant que véhicule linguistique du Coran, ne pouvait l'exprimer que dans toute sa richesse dont une partie est due à des emprunts comme cela se retrouve toutes les autres langues du monde. Le même Jalâl Dîn Suyûtî (15e siècle) est entré dans ce débat et les exégètes du Moyen-Age ont même convenu d'une liste de plus de cent mots qui viendraient d'autres langues issues de l'environnement géographique et humain et culturel immédiats de l'Arabie médiévale. Mais Sankharé, en bon homme de lettres reconnu par ses pairs, aurait pu se contenter de relever des cas d'intertextualité, grille d’analyse connue et admise de tous les critiques littéraires, confronter son argumentation avec la littérature existante en la matière avant toute conclusion tranchée sur une origine grecque ou autre de sourates et de versets sachant que les passerelles ont toujours existé entre langues, les civilisations comme les religions. Notre doyen Issa Laye Thiaw n’a de cesse de nous rappeler la récurrence d’expressions renvoyant au monothéisme dans la culture sérère, par exemple, bien avant l’arrivée de l’Islam chez nous. D'ailleurs, en dehors de ceux qui s'inscrivent dans un processus de récupération politico-religieuses ou de légitimation opportuniste, aucun musulman ne devrait s'offusquer du fait que la sagesse fût-elle divine, puisse être la chose la mieux partagée. Au contraire, cela va de factodans le sens de l'universalité du message, ce qui est en soi-même valorisant.
Cette affaire a soulevé beaucoup de passion entre chercheurs universitaires, prédicateurs et chefs religieux. Est-ce la rupture consommée entre les universitaires et les religieux ?
Cette affaire, dans la manière dont elle a été récupérée par certains gardiens autoproclamés de « l’orthodoxie », inaugure un précédent dangereux. Un dialogue fructueux aurait pu s'instaurer entre universitaires et religieux, sur l’approche de cet ouvrage, au grand bénéfice de ceux qui cherchent à « rationaliser » leur rapport au croire. Ceux qui connaissent l'arabe savent qu'il n'y a qu'un "tâ marbûta" qui différencie "Jâmi'" (mosquée) de "Jâmi'a" (université) جامع/جامعة. D'ailleurs les premières universités étaient des mosquées et vice versa. C'est le cas de la Qarawiyyîn de Fès (fondée en 859), bien antérieure à la Sorbonne. Cependant, je ne suis pas sûr qu'on tolérerait, aux chercheurs, une intrusion aussi ostentatoire de l'Université dans les affaires de "Mosquée" telle que les "gardiens de la mosquée" ont pu le faire ces derniers temps pour ce qui est de l’espace universitaire et de la recherche. Dans tous les cas, l'argumentation doit primer sur toute autre forme d'inquisition et c'est le lieu de saluer l'attitude responsable et exemplaire du Khalife général des mourides –privilégiant le pardon- et de l'imam Makhtar Kanté qui envisage de répondre scientifiquement tout en récusant le takfîr. Toutefois, si on admet, sans broncher, que les moins sachant dictent ce qui s'enseigne à l'Université, c'est qu'on est déjà entré dans l'ère de l'enseignement de l'ignorance, la vraie « Jâhiliyya » en fait. Rappelons-nous que c'est à partir du moment où, dans l'espace civilisationnel de l’islam, la mosquée s'est refermée sur elle-même, et qu'on s'est mis à brûler des livres et exiler des philosophes, que les Musulmans sont plongés dans la décadence intellectuelle et politique qui a abouti à la chute de Grenade en 1492. Malheureusement, dans cette « affaire » Sankharé, l'angoisse existentielle habitant une communauté devenue frileuse au débat et de la divergence, en perte de confiance au point de nier ses propres marques de modernité qu'elle a pourtant transmises à l'humanité (بضاعتنا ردّت إلينا), transparaît à bien des égards dans l'attitude des « inquisiteurs » des temps modernes.
Ce qui a le plus choqué les gens c’est sa thèse sur l’analphabétisme du Prophète et le fait de parler de l'influence grecque sur le texte coranique qui pour les musulmans est la parole de Dieu ...
Justement, parmi les raisons pour lesquelles je n'ai pas été très intéressé par la lecture de l'ouvrage du Pr. Sankharé dès sa parution, son manque d'originalité spécifiquement sur cette thématique. Il y a dix ans de cela, que Youssef Seddik, un intellectuel tunisien avait publié un ouvrage intitulé, "Nous n'avons jamais lu le Coran" et avait déjà posé ce débat d'un "héritage grec du Coran". Rien de nouveau, donc, sur ce point précis, dans le livre de Sankharé qu'il faudra d’ailleurs interroger sur les influences de Seddik à propos de ses propres thèses : la question de la Fâtiha (reprise avec plus de gravité et de profondeur dans les écrits du chercheur syrien Mouhammad Shahrûr), les éventuelles influences lexicales avec une vraie maîtrise de la langue arabe. En revisitant le débat terminologique autour du sens de « qara’a », je pense que notre doyen s'est trompé sur l'étymologie du terme "Iqra" d'après la racine trilitère "Qara'a", « qeryâna » (du syriaque) dont le sens serait plus proche de "réciter", et non "lire" alors qu'il fonde toute son hypothèse à propos du statut de lettré qu'il donne au prophète de l'islam sur une injonction à "lire" (Iqra). Pour beaucoup d’islamologues, ce verset très connu l’exprime assez clairement (Coran, XVII, 106)
وَقُرْآنًا فَرَقْنَاهُ لِتَقْرَأَهُ عَلَى النَّاسِ عَلَىٰ مُكْثٍ وَنَزَّلْنَاهُ تَنْزِيلًا Il y a là un pur débat linguistique à prendre avec tout le sérieux requis. Il a été largement repris par Suyûtî (1(e siècle) dans son "Itqân fi 'Ulûm al-Qur'ân". L'autre question que même les spécialistes du Tafsîr (exégèse) ont débattue sans qu'il n'y ait ni condamnation ni inquisition, est le sens qu'il faut donner au terme "Ummiy". Là encore, le débat n'est pas nouveau. La majorité des exégètes musulmans s'accordent sur le sens de "Ummiy" comme désignant « l'analphabète ». Au regard du partage du même champ lexical que « Umm » qui signifie « mère », certains diront qu’en fait, c’est celui qui ne sait que ce qu’il a pu apprendre de sa mère ou ce qui lui est inné, renvoyant dans le même sens. Ce terme est utilisé dans le Coran VII, 157. La catégorie minoritaire qui prend le contrepied de cette hypothèse en faisant le lien entre le terme "Ummiy" et Ummul Qurâ" (nom donné à la Mecque) estimant que "An-Nabiy al-Ummiy" signifiait "le prophète mecquois" s'appuie sur le verset 7 de la sourate 42. Bien qu’à contre-courant du consensus construit et entretenu des Tafsîr Jalâlayn (le plus répandu au Maghreb et en Afrique subsaharienne), Qurtubî, Zarkashî et même Mutawallî Sha'râwî, cette frange minoritaire n'a jamais été inquiétée pour cette opinion entrant dans le cadre d'un débat théologico-philologique serein.
Qu’y a- t-il à proprement parler de Grec dans la terminologie coranique ? Sankharé n'a t-il pas, aussi, cherché inutilement à heurter l'opinion musulmane ?
Toute recherche est utile pour l’évolution du débat et l’éclosion de la vérité scientifique. Je ne suis pas spécialiste de lettres classiques et je ne connais pas le Grec. Mais, encore une fois, et pour rappeler que Sankharé n'a pas posé une thèse novatrice, sur le plan lexical, c'est Youssef Seddik qui a procédé, déjà en 2004, à une comparaison entre certains termes coraniques et grecs avec des exemples comme : logha (langue en arabe) = logos, kawthar = katharos « pur, sans souillure, sans infirmité », zukhruf = zographéô ; « peindre d’après modèle vivant, d’après nature", harth = harotos « labourer, mais aussi l’idée de possession, de richesse, de progéniture » etc. Mais, en quoi cela est-il étonnant ou contradictoire avec la foi musulmane selon laquelle le Coran est en "arabe clair" ?. Le dynamisme de toute langue s'est toujours fondé sur sa capacité à emprunter. L'arabe, en tant que véhicule linguistique du Coran, ne pouvait l'exprimer que dans toute sa richesse dont une partie est due à des emprunts comme cela se retrouve toutes les autres langues du monde. Le même Jalâl Dîn Suyûtî (15e siècle) est entré dans ce débat et les exégètes du Moyen-Age ont même convenu d'une liste de plus de cent mots qui viendraient d'autres langues issues de l'environnement géographique et humain et culturel immédiats de l'Arabie médiévale. Mais Sankharé, en bon homme de lettres reconnu par ses pairs, aurait pu se contenter de relever des cas d'intertextualité, grille d’analyse connue et admise de tous les critiques littéraires, confronter son argumentation avec la littérature existante en la matière avant toute conclusion tranchée sur une origine grecque ou autre de sourates et de versets sachant que les passerelles ont toujours existé entre langues, les civilisations comme les religions. Notre doyen Issa Laye Thiaw n’a de cesse de nous rappeler la récurrence d’expressions renvoyant au monothéisme dans la culture sérère, par exemple, bien avant l’arrivée de l’Islam chez nous. D'ailleurs, en dehors de ceux qui s'inscrivent dans un processus de récupération politico-religieuses ou de légitimation opportuniste, aucun musulman ne devrait s'offusquer du fait que la sagesse fût-elle divine, puisse être la chose la mieux partagée. Au contraire, cela va de factodans le sens de l'universalité du message, ce qui est en soi-même valorisant.
Cette affaire a soulevé beaucoup de passion entre chercheurs universitaires, prédicateurs et chefs religieux. Est-ce la rupture consommée entre les universitaires et les religieux ?
Cette affaire, dans la manière dont elle a été récupérée par certains gardiens autoproclamés de « l’orthodoxie », inaugure un précédent dangereux. Un dialogue fructueux aurait pu s'instaurer entre universitaires et religieux, sur l’approche de cet ouvrage, au grand bénéfice de ceux qui cherchent à « rationaliser » leur rapport au croire. Ceux qui connaissent l'arabe savent qu'il n'y a qu'un "tâ marbûta" qui différencie "Jâmi'" (mosquée) de "Jâmi'a" (université) جامع/جامعة. D'ailleurs les premières universités étaient des mosquées et vice versa. C'est le cas de la Qarawiyyîn de Fès (fondée en 859), bien antérieure à la Sorbonne. Cependant, je ne suis pas sûr qu'on tolérerait, aux chercheurs, une intrusion aussi ostentatoire de l'Université dans les affaires de "Mosquée" telle que les "gardiens de la mosquée" ont pu le faire ces derniers temps pour ce qui est de l’espace universitaire et de la recherche. Dans tous les cas, l'argumentation doit primer sur toute autre forme d'inquisition et c'est le lieu de saluer l'attitude responsable et exemplaire du Khalife général des mourides –privilégiant le pardon- et de l'imam Makhtar Kanté qui envisage de répondre scientifiquement tout en récusant le takfîr. Toutefois, si on admet, sans broncher, que les moins sachant dictent ce qui s'enseigne à l'Université, c'est qu'on est déjà entré dans l'ère de l'enseignement de l'ignorance, la vraie « Jâhiliyya » en fait. Rappelons-nous que c'est à partir du moment où, dans l'espace civilisationnel de l’islam, la mosquée s'est refermée sur elle-même, et qu'on s'est mis à brûler des livres et exiler des philosophes, que les Musulmans sont plongés dans la décadence intellectuelle et politique qui a abouti à la chute de Grenade en 1492. Malheureusement, dans cette « affaire » Sankharé, l'angoisse existentielle habitant une communauté devenue frileuse au débat et de la divergence, en perte de confiance au point de nier ses propres marques de modernité qu'elle a pourtant transmises à l'humanité (بضاعتنا ردّت إلينا), transparaît à bien des égards dans l'attitude des « inquisiteurs » des temps modernes.