«La situation du Sénégal n’a jamais été aussi fragile»
Les institutions de Bretton Woods jugent la situation économique du Sénégal globalement bonne ou même solide. C’est votre point de vue ?
Non ! Moi je crois que la situation n’a jamais été aussi fragile. J’aimerais bien savoir sur quoi on peut se fonder pour dire que la situation économique du Sénégal est solide. Donnez-moi un seul secteur qui se porte bien dans ce pays ! A mon niveau, le diagnostic que je fais et que pas mal de mes pairs ont fait, c’est qu’il y a deux catégories de secteur d’activité dans notre économie : le secteur informel, caractérisé par sa fragilité et sa vulnérabilité, d’une part ; et d’autre part un ensemble d’autres secteurs qui ne sont que des secteurs de rente.
La rente, c’est quoi ?
La rente, c’est une position de privilège qui procure des avantages qui ne sont justifiés ni par le niveau des risques qu’on prend, ni par les efforts fournis. Par exemple, vous voulez entrer dans le secteur des télécoms, l’acquisition d’une licence vous donne une telle position, c’est-à-dire la possibilité d’exploiter une situation de monopole de droit et de réaliser un niveau de profit supérieur à ce que le marché aurait permis. Vous voulez entrer dans le secteur bancaire ou financier, le dispositif institutionnel en vigueur vous permet de le faire et d’accéder à un secteur protégé et qui procure des avantages. C’est la même chose qui sera observée lorsque vous avez une convention spéciale avec l’Etat qui vous garantit une situation de monopole, comme dans le cas du sucre. Alors, si vous regardez l’économie sénégalaise, les secteurs qui survivent encore sont ceux qui sont adossés à de telles positions de rente : les télécoms, la finance, les banques, les mines, etc. En dehors de ces secteurs-là, presque tout le reste est informel ! Quand une économie fonctionne ainsi, on ne peut pas dire qu’elle est solide, elle est plutôt marquée par sa fragilité. Si l’économie était solide, vous verriez les investisseurs se battre pour y accéder. Et actuellement, les capitaux sont très mobiles à l’échelle internationale et les économies qui sont dynamiques accueillent les investissements étrangers.
Mais alors, comment expliquez-vous ce diagnostic ?
Il faut peut-être leur poser la question ! Il faut savoir que le Fmi ne s’intéresse qu’à la macro-économie, au budget et à la balance des paiements. Or nous avons chez nous des problèmes structurels. Et si on regarde effectivement et attentivement ces problèmes-là, on constate que les choses ne marchent pas comme on le souhaiterait.
Les secteurs rentiers empêcheraient-ils l’atteinte d’une croissance forte et durable ?
A mon avis, ce qui empêche l’économie sénégalaise et la plupart des économies africaines d’ailleurs d’atteindre des croissances solides, c’est un environnement entrepreneurial pas très favorable en ce qu’il ne permet pas de faire des affaires pour gagner de l’argent tout en étant déclaré. On a l’impression de dire des banalités quand on parle de cette question, mais ce n’est pas le cas. C’est cela qui détermine effectivement et concrètement les investissements qu’on veut attirer. Les gens qui investissent, c’est quand même pour en tirer des profits !
L’Apix estime pourtant avoir réalisé de grandes avancées en ce qui concerne l’environnement des affaires au Sénégal.
Ils ont certainement raison. Mais moi, je regarde les faits. Et les faits, c’est ce qui procède des données de terrain que nous avons collectées. Et les données de terrain à notre disposition révèlent un certain nombre de choses : le coût de l’énergie est plus élevé au Sénégal que dans les pays concurrents ; le niveau des impôts et taxes est plus élevé que dans les pays concurrents ; l’environnement est instable car il n’est pas rare de voir qu’on fasse des promesses de long terme à des investisseurs et qu’on revienne sur cela, ce qui pose un problème de crédibilité et fragilise l’environnement ; les données montrent que le coût du financement est élevé ; elles montrent également que le coût du transport est élevé et que la chaîne logistique comporte beaucoup de faiblesses. Ce sont tous ces éléments qui rendent un environnement attractif et qui poussent les investisseurs à venir s’installer, mais qui malheureusement ne sont pas toujours au rendez-vous dans notre pays. Sous ce registre, ce qui se passe en Asie est effarant ! J’aime bien faire la comparaison avec les différentes vagues d’émergence dans le monde: avant, on était au même niveau que les Taïwanais et les Coréens, ils nous ont dépassés depuis très longtemps leurs économies sont devenues des économies du savoir. Après, sont venus les Chinois, les Indiens, et maintenant le Cambodge et le Bangladesh sont en train de nous damer le pion.
Vous êtes en train de prôner là une dérégulation totale de l’économie sénégalaise. Ce qui a ses dangers !
Non ce n’est pas une dérégulation car dans aucun de ces pays, l’économie n’est complètement dérégulée. Vous n’allez pas me dire qu’en Chine ou à Maurice par exemple, il y a dérégulation totale. Ce qu’il faut simplement avoir, c’est de bonnes politiques, de bonnes stratégies économiques qui soient de nature à faire décoller nos pays, ce que l’on n’a jamais pu faire dans ce pays, depuis l’indépendance. J’ai l’habitude de dire que dans nos pays, on pense que tout ce qui est stratégie de développement doit provenir des bailleurs de fonds, et que ce qui est bon est forcément ce qui a été validé par eux. Mais les stratégies, elles doivent venir de l’interne ! Encore une fois, les bailleurs, en tout cas les individus qui le représentent ne sont là que pour trois ou quatre ans, après ils sont généralement redéployés vers d’autres tâches ou d’autres régions, au sein de leurs organisations. Il faut une connaissance beaucoup plus fine de nos économies, il faut un positionnement stratégique plus clair, ce que l’on n’a pas.
Qu’appelez-vous un positionnement stratégique plus clair ?
On est dans un environnement physique, institutionnel et international dont il faut examiner les contraintes et se donner une stratégie capable de dépasser ces contraintes et s’en sortir, comme l’ont fait les pays qui ont réussi à émerger. On est dans un monde d’opportunités et de défis. On doit faire une analyse fine de la situation pour déterminer les moyens de tirer son épingle du jeu.
Faut-il définitivement revoir la place acquise par les institutions de Bretton Woods dans les orientations économiques de notre pays ?
Mais il n’y a pas que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale comme bailleurs du Sénégal. Nous avons beaucoup d’autres partenaires et chacun vient avec sa vision. Donc on assiste à une multiplicité de visions pour lesquelles il n’y a pas de répondant sur le plan interne. Il aurait fallu qu’il y ait une vision interne pertinente, et la logique aurait souhaité que les appuis de ces bailleurs viennent s’articuler avec cette vision interne. Mais ce qui se passe est tout autre : il y a un gros vide à l’interne face à une multiplicité de priorités et de visions qui sont étalées au niveau de ces bailleurs bilatéraux et multilatéraux. C’est cela la difficulté. Il y a des gens qui viennent et qui vous disent que l’éducation est leur priorité ; d’autres vous disent que c’est l’agriculture qui les intéresse ; d’autres encore, la gouvernance, etc. Mais vous en tant que pays, quelles sont vos priorités ?
On sait pourtant depuis 2 à 3 ans que le Plan Sénégal émergent (Pse) est devenu la vision de l’Etat et du gouvernement du Sénégal.
Il y a toujours eu des plans au Sénégal…
Mais celui-là est particulier non ?
Moi je pense que ce qui fait un bon plan, c’est une chose : les résultats qu’il permet de réaliser sur le terrain. Nous avons toujours fait de bons plans sur le papier, mais dans la pratique, ça ne marche pas. Il y a toujours eu décalage entre l’énoncé et les résultats obtenus.
Qu’est-ce qui se passe avec le Pse alors, à votre avis ?
Je pense qu’on est à peu près dans le même sillage que les plans précédents que j’ai évoqués. On note une nette déconnexion de l’évolution des choses sur le terrain en comparaison avec ce qui a été défini au niveau du Pse. Je ne suis pas sûr que la trajectoire qu’emprunte actuellement l’économie sénégalaise est celle qui a été dessinée dans les textes concernant le Plan Sénégal émergent. Je ne le crois pas, du tout.
C’est-à-dire ?
Encore une fois, c’est la même chose qu’on aurait pu dire des plans antérieurs. On pêche par cela : avoir de bons outils de pilotage de l’économie, de bons tableaux de bord, et à partir de là évaluer nos progrès et faire les corrections nécessaires. On a des slogans certes, mais sur le terrain, il n’y a pas grand-chose.
Oui, mais j’insiste, quelle cette trajectoire empruntée par le Pse ?
(Temps de réflexion…) Ce que je veux dire encore une fois, je ne vois pas un parallèle entre ce qui se passe sur le terrain et ce qui a été décliné concernant le Plan Sénégal émergent. Regardez ce qui se dit sur la croissance et ce qui est observé, il n’y a pas de relation étroite entre les deux éléments.
Selon vous, il est illusoire d’espérer l’émergence alors dans les conditions actuelles.
Je ne voudrais pas me focaliser sur le Pse mais je pense qu’il y a un certain nombre de leçons à tirer des pays actuellement émergents. Et la bonne nouvelle, c’est qu’il y a de plus en plus de pays émergents à travers le monde. Il ne s’agit pas de se limiter à l’émergence, il s’agit d’aller vers le développement.
Quels secteurs peuvent aujourd’hui favoriser l’émergence du pays ?
Ce qu’on peut apprendre de l’expérience des pays développés, depuis les pays européens en passant par le Japon, les Etats-Unis, la Chine, la Corée, Taïwan, tous ont utilisé comme passerelle pour l’émergence les industries traditionnelles. Ce sont des industries qui ne sont pas contraignantes. Il s’agit de la confection, des cuirs et peaux, des chaussures, etc. C’est ce qu’on appelle l’industrie légère : le secteur n’est pas très exigeant en termes de qualification professionnelle ni de capitaux, il se contente d’une main d’œuvre abondante ni trop qualifiée ni trop chère. Tous les pays cités plus haut ont pratiquement utilisé cette passerelle pour monter sur les chaînes de valeur. Chez nous au Sénégal, on ne parvient pas à le faire car, je le répète, les coûts de production sont anormalement élevés et ça tout le monde le sait car c’est écrit dans tous les documents de diagnostic de nos politiques.
Vous dites donc que toute véritable politique de développement passe par l’industrialisation.
L’expérience des pays actuellement développés comme des pays émergents montre effectivement que l’industrie a un rôle majeur à jouer dans le processus de transformation structurelle des Etats. Lorsque le processus de développement est enclenché, il y a une trajectoire presque naturelle qui est observée. On voit que l’industrie connaît des taux de croissance élevés et voit sa part dans l’économie augmenter, au détriment de l’agriculture. L’agriculture voit sa part baisser aussi bien en termes de valeur ajoutée qu’en termes de contribution dans l’emploi total. En revanche, l’industrie, elle, voit sa part monter en termes de valeur ajoutée et d’emplois. Mais ce processus de transformation structurelle n’est pas ce qu’on observe au Sénégal : l’agriculture occupe encore officiellement environ 70% de la population active et contribue très faiblement à la formation du Produit intérieur brut, autour de 10%. C’est extrêmement faible. A côté, il y a le secteur manufacturier qui n’apporte que moins de 15% au Pib, en plus d’un secteur des services carrément macro céphalique… Voilà, ce n’est pas l’image d’un pays qui émerge, c’est manifeste ! Un pays qui émerge, on sait à peu près à quoi sa structure macroéconomique ressemble. Ce n’est pas ce que l’on observe chez nous.
En fait d’emploi, le taux de chômage serait de 13% selon l’Ansd. Est-ce plausible ?
Quand il s’agit de parler des questions d’emploi, j’ai l’habitude de dire qu’il ne faut surtout pas regarder le taux de chômage officiel. Dans ce taux de chômage officiel, on ne compte que ceux qui ne sont pas employés et ceux qui sont activement en train de chercher de l’emploi. Ça, c’est la définition du Bureau international du travail (Bit). Chez nous, je crois que la réalité est plus complexe parce qu’il y a énormément de gens que l’on compte comme des gens employés et qui sont dans des emplois extrêmement précaires. Quelqu’un qui vend des cacahuètes et qui n’a que 100 ou 200 francs de revenu journalier – c’est juste un exemple – on va le considérer comme occupé, alors qu’il ne l’est pas forcément ! Voyez-vous, la qualité de l’emploi n’est pas prise en compte. L’emploi formel qui offre les caractéristiques de l’emploi décent, ça tourne en nombre autour de 400 000. Faites un tour au niveau de l’Ipres ou de la Caisse de sécurité sociale, ce sont les employés qui sont dans leurs répertoires qui sont considérés comme des employés formels. Encore une fois, ces gens-là ne font pas plus 400 000.
Qu’est-ce que cela implique ?
Mais nous avons une population en âge de travailler qui est de 9 millions de personnes. Donc les gens qui ont un emploi que l’on peut qualifier d’emploi digne de ce nom sont infimes par rapport à la population. Ce qu’il faut considérer dans le marché du travail, c’est non seulement le taux de chômage officiel, mais aussi le taux de sous-emploi qui est extrêmement élevé.
Avez-vous une idée du taux de chômage réel ?
Il faut regarder dans les définitions du chômage, celles qui collent le plus à notre réalité. Il y a le chômage officiel, et il y a le chômage déguisé. Quelqu’un qui s’adonne à des activités qui ne lui rapportent presque rien du tout et qui ne le font pas vivre, sa situation correspond plus au chômage déguisé. Si on applique les définitions classiques du chômage, on va considérer qu’il n’est pas au chômage, mais tout le monde sait qu’il est en sous-emploi. Si on veut avoir une bonne réalité de la situation du marché du travail, il faut considérer le chômage officiel et le sous-emploi. Et dans ce cas, on n’est pas loin du taux 50%. Les gens qui ont un emploi décent, je vous dis encore une fois qu’ils ne font pas plus de 2% de la population en âge de travailler.
C’est quoi le danger de ce taux de chômage élevé ?
Bien sûr ! C’est une bombe potentielle. Si les pays du Sahel sont les plus exposés par rapport aux menaces actuelles, c’est en partie parce leur croît démographique est extrêmement élevé. Dans nos pays, le taux de croissance de la population tourne autour de 3% et parfois 4% qui est le pic au Niger. Cela veut dire que chaque année, au moins 250 000 jeunes arrivent sur le marché du travail dans un pays comme le Sénégal. Et regardez le niveau auquel l’économie nationale génère des emplois, il y a un décalage net et évident. Beaucoup d’études montrent que ce sont les frustrations ressenties par les jeunes qui constituent le risque politique le plus élevé dans nos pays. Ils n’hésitent pas à braver les intempéries, les dangers à travers les océans et les pistes pour aller chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas chez eux. Ils sont le vivier à partir desquels les mouvements djihadistes prospèrent.
Et le secteur informel, quelle peut être sa contribution à une économie plus dynamique ?
Je travaille justement sur les liens entre le secteur informel, la vulnérabilité et les conflits politiques. Le projet sur lequel nous travaillons concerne des pays considérés comme assez instables dans la sous-région. C’est le Mali, le Niger et le Tchad. Effectivement, nos résultats préliminaires montrent qu’il y a une très forte corrélation entre la précarité et la propension des jeunes à intégrer des mouvements violents. L’informel, il est assez diversifié, mais couvre principalement des activités qui offrent très peu d’opportunités aux gens qui s’y adonnent.
Au fond, à quoi sert l’économie ?
C’est l’économie qui détermine tout ! Malheureusement, dans nos pays on fait beaucoup de réformes sur le plan institutionnel, sur le plan démocratique, ce qui est très bien, mais on oublie royalement l’économie. Voyez-vous, la faiblesse essentielle des régimes politiques africains, c’est qu’ils pensent que le pilotage de l’économie n’est pas de leur ressort. Et donc, ils se déchargent où ils comptent sur les bailleurs de fonds pour cela. C’est une situation qui est assez symptomatique de l’Afrique et de notre pays, c’est pourquoi je n’aime pas faire des comparaisons entre les différents régimes politiques qui se sont succédé au Sénégal.
C’est la déresponsabilisation !
Voyez-vous-même ! Quand le Sénégal gagne quelques points avec le Doing Business, nos dirigeants vont célébrer cela au siège de la Banque mondiale ! C’est arrivé il n’y a pas longtemps. Regardez les pays que l’on cite le plus à travers le monde et voyez leur rang dans le Doing Business. Cherchez-y le classement de la Chine, il n’est pas loin de la centième position ; or la Chine est actuellement l’une des économies les plus dynamiques dans le monde. Pour nos dirigeants, tout ce qui vient de l’extérieur est la référence ! Si on doit piloter l’économie en n’ayant comme tableau de bord que le Doing Business, il ne faut pas s’étonner que les résultats ne soient pas brillants. La réalité est que le Doing Business ne peut pas être un outil de gestion opérationnel. Ma position sur la question est restée invariable. Et savez-vous ce qui s’est passé récemment ?
Non, mais vous allez le dire aux lecteurs de Nouvel Hebdo.
Il y a eu récemment deux éminents économistes qui m’ont donné raison à travers une démonstration rigoureusement scientifique. Il s’agit de Lant Pritchett de Harvard University et Mary hallward-driemeier de la Banque mondiale. Ils ont écrit un papier comparant les indicateurs du Doing Business et la réalité économique du terrain, telle qu’appréciée à travers les données d’enquête de terrain. Leur résultat est que la réalité que décrivent ces deux sources de données n’est pas la même. Maintenant, c’est la Banque mondiale, initiatrice du Doing Business, qui dit que le Doing Business ne donne que la situation de jure, c’est-à-dire les réformes sur le papier,et non la réalité du terrain. Qui s’occupe des textes dans les affaires chez nous ? Considérer les réformes de jure et les prendre comme des réforme de facto relève d’une erreur d’appréciation extrêmement grave, à mon avis. On ne devait même pas attendre que la Banque mondiale le dise pour qu’on s’en rende compte.
(Cet entretien est paru dans le magazine "NOUVEL HEBDO" du groupe DMedia, dans la semaine du 14 au 21 avril 2016.)
Les institutions de Bretton Woods jugent la situation économique du Sénégal globalement bonne ou même solide. C’est votre point de vue ?
Non ! Moi je crois que la situation n’a jamais été aussi fragile. J’aimerais bien savoir sur quoi on peut se fonder pour dire que la situation économique du Sénégal est solide. Donnez-moi un seul secteur qui se porte bien dans ce pays ! A mon niveau, le diagnostic que je fais et que pas mal de mes pairs ont fait, c’est qu’il y a deux catégories de secteur d’activité dans notre économie : le secteur informel, caractérisé par sa fragilité et sa vulnérabilité, d’une part ; et d’autre part un ensemble d’autres secteurs qui ne sont que des secteurs de rente.
La rente, c’est quoi ?
La rente, c’est une position de privilège qui procure des avantages qui ne sont justifiés ni par le niveau des risques qu’on prend, ni par les efforts fournis. Par exemple, vous voulez entrer dans le secteur des télécoms, l’acquisition d’une licence vous donne une telle position, c’est-à-dire la possibilité d’exploiter une situation de monopole de droit et de réaliser un niveau de profit supérieur à ce que le marché aurait permis. Vous voulez entrer dans le secteur bancaire ou financier, le dispositif institutionnel en vigueur vous permet de le faire et d’accéder à un secteur protégé et qui procure des avantages. C’est la même chose qui sera observée lorsque vous avez une convention spéciale avec l’Etat qui vous garantit une situation de monopole, comme dans le cas du sucre. Alors, si vous regardez l’économie sénégalaise, les secteurs qui survivent encore sont ceux qui sont adossés à de telles positions de rente : les télécoms, la finance, les banques, les mines, etc. En dehors de ces secteurs-là, presque tout le reste est informel ! Quand une économie fonctionne ainsi, on ne peut pas dire qu’elle est solide, elle est plutôt marquée par sa fragilité. Si l’économie était solide, vous verriez les investisseurs se battre pour y accéder. Et actuellement, les capitaux sont très mobiles à l’échelle internationale et les économies qui sont dynamiques accueillent les investissements étrangers.
Mais alors, comment expliquez-vous ce diagnostic ?
Il faut peut-être leur poser la question ! Il faut savoir que le Fmi ne s’intéresse qu’à la macro-économie, au budget et à la balance des paiements. Or nous avons chez nous des problèmes structurels. Et si on regarde effectivement et attentivement ces problèmes-là, on constate que les choses ne marchent pas comme on le souhaiterait.
Les secteurs rentiers empêcheraient-ils l’atteinte d’une croissance forte et durable ?
A mon avis, ce qui empêche l’économie sénégalaise et la plupart des économies africaines d’ailleurs d’atteindre des croissances solides, c’est un environnement entrepreneurial pas très favorable en ce qu’il ne permet pas de faire des affaires pour gagner de l’argent tout en étant déclaré. On a l’impression de dire des banalités quand on parle de cette question, mais ce n’est pas le cas. C’est cela qui détermine effectivement et concrètement les investissements qu’on veut attirer. Les gens qui investissent, c’est quand même pour en tirer des profits !
L’Apix estime pourtant avoir réalisé de grandes avancées en ce qui concerne l’environnement des affaires au Sénégal.
Ils ont certainement raison. Mais moi, je regarde les faits. Et les faits, c’est ce qui procède des données de terrain que nous avons collectées. Et les données de terrain à notre disposition révèlent un certain nombre de choses : le coût de l’énergie est plus élevé au Sénégal que dans les pays concurrents ; le niveau des impôts et taxes est plus élevé que dans les pays concurrents ; l’environnement est instable car il n’est pas rare de voir qu’on fasse des promesses de long terme à des investisseurs et qu’on revienne sur cela, ce qui pose un problème de crédibilité et fragilise l’environnement ; les données montrent que le coût du financement est élevé ; elles montrent également que le coût du transport est élevé et que la chaîne logistique comporte beaucoup de faiblesses. Ce sont tous ces éléments qui rendent un environnement attractif et qui poussent les investisseurs à venir s’installer, mais qui malheureusement ne sont pas toujours au rendez-vous dans notre pays. Sous ce registre, ce qui se passe en Asie est effarant ! J’aime bien faire la comparaison avec les différentes vagues d’émergence dans le monde: avant, on était au même niveau que les Taïwanais et les Coréens, ils nous ont dépassés depuis très longtemps leurs économies sont devenues des économies du savoir. Après, sont venus les Chinois, les Indiens, et maintenant le Cambodge et le Bangladesh sont en train de nous damer le pion.
Vous êtes en train de prôner là une dérégulation totale de l’économie sénégalaise. Ce qui a ses dangers !
Non ce n’est pas une dérégulation car dans aucun de ces pays, l’économie n’est complètement dérégulée. Vous n’allez pas me dire qu’en Chine ou à Maurice par exemple, il y a dérégulation totale. Ce qu’il faut simplement avoir, c’est de bonnes politiques, de bonnes stratégies économiques qui soient de nature à faire décoller nos pays, ce que l’on n’a jamais pu faire dans ce pays, depuis l’indépendance. J’ai l’habitude de dire que dans nos pays, on pense que tout ce qui est stratégie de développement doit provenir des bailleurs de fonds, et que ce qui est bon est forcément ce qui a été validé par eux. Mais les stratégies, elles doivent venir de l’interne ! Encore une fois, les bailleurs, en tout cas les individus qui le représentent ne sont là que pour trois ou quatre ans, après ils sont généralement redéployés vers d’autres tâches ou d’autres régions, au sein de leurs organisations. Il faut une connaissance beaucoup plus fine de nos économies, il faut un positionnement stratégique plus clair, ce que l’on n’a pas.
Qu’appelez-vous un positionnement stratégique plus clair ?
On est dans un environnement physique, institutionnel et international dont il faut examiner les contraintes et se donner une stratégie capable de dépasser ces contraintes et s’en sortir, comme l’ont fait les pays qui ont réussi à émerger. On est dans un monde d’opportunités et de défis. On doit faire une analyse fine de la situation pour déterminer les moyens de tirer son épingle du jeu.
Faut-il définitivement revoir la place acquise par les institutions de Bretton Woods dans les orientations économiques de notre pays ?
Mais il n’y a pas que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale comme bailleurs du Sénégal. Nous avons beaucoup d’autres partenaires et chacun vient avec sa vision. Donc on assiste à une multiplicité de visions pour lesquelles il n’y a pas de répondant sur le plan interne. Il aurait fallu qu’il y ait une vision interne pertinente, et la logique aurait souhaité que les appuis de ces bailleurs viennent s’articuler avec cette vision interne. Mais ce qui se passe est tout autre : il y a un gros vide à l’interne face à une multiplicité de priorités et de visions qui sont étalées au niveau de ces bailleurs bilatéraux et multilatéraux. C’est cela la difficulté. Il y a des gens qui viennent et qui vous disent que l’éducation est leur priorité ; d’autres vous disent que c’est l’agriculture qui les intéresse ; d’autres encore, la gouvernance, etc. Mais vous en tant que pays, quelles sont vos priorités ?
On sait pourtant depuis 2 à 3 ans que le Plan Sénégal émergent (Pse) est devenu la vision de l’Etat et du gouvernement du Sénégal.
Il y a toujours eu des plans au Sénégal…
Mais celui-là est particulier non ?
Moi je pense que ce qui fait un bon plan, c’est une chose : les résultats qu’il permet de réaliser sur le terrain. Nous avons toujours fait de bons plans sur le papier, mais dans la pratique, ça ne marche pas. Il y a toujours eu décalage entre l’énoncé et les résultats obtenus.
Qu’est-ce qui se passe avec le Pse alors, à votre avis ?
Je pense qu’on est à peu près dans le même sillage que les plans précédents que j’ai évoqués. On note une nette déconnexion de l’évolution des choses sur le terrain en comparaison avec ce qui a été défini au niveau du Pse. Je ne suis pas sûr que la trajectoire qu’emprunte actuellement l’économie sénégalaise est celle qui a été dessinée dans les textes concernant le Plan Sénégal émergent. Je ne le crois pas, du tout.
C’est-à-dire ?
Encore une fois, c’est la même chose qu’on aurait pu dire des plans antérieurs. On pêche par cela : avoir de bons outils de pilotage de l’économie, de bons tableaux de bord, et à partir de là évaluer nos progrès et faire les corrections nécessaires. On a des slogans certes, mais sur le terrain, il n’y a pas grand-chose.
Oui, mais j’insiste, quelle cette trajectoire empruntée par le Pse ?
(Temps de réflexion…) Ce que je veux dire encore une fois, je ne vois pas un parallèle entre ce qui se passe sur le terrain et ce qui a été décliné concernant le Plan Sénégal émergent. Regardez ce qui se dit sur la croissance et ce qui est observé, il n’y a pas de relation étroite entre les deux éléments.
Selon vous, il est illusoire d’espérer l’émergence alors dans les conditions actuelles.
Je ne voudrais pas me focaliser sur le Pse mais je pense qu’il y a un certain nombre de leçons à tirer des pays actuellement émergents. Et la bonne nouvelle, c’est qu’il y a de plus en plus de pays émergents à travers le monde. Il ne s’agit pas de se limiter à l’émergence, il s’agit d’aller vers le développement.
Quels secteurs peuvent aujourd’hui favoriser l’émergence du pays ?
Ce qu’on peut apprendre de l’expérience des pays développés, depuis les pays européens en passant par le Japon, les Etats-Unis, la Chine, la Corée, Taïwan, tous ont utilisé comme passerelle pour l’émergence les industries traditionnelles. Ce sont des industries qui ne sont pas contraignantes. Il s’agit de la confection, des cuirs et peaux, des chaussures, etc. C’est ce qu’on appelle l’industrie légère : le secteur n’est pas très exigeant en termes de qualification professionnelle ni de capitaux, il se contente d’une main d’œuvre abondante ni trop qualifiée ni trop chère. Tous les pays cités plus haut ont pratiquement utilisé cette passerelle pour monter sur les chaînes de valeur. Chez nous au Sénégal, on ne parvient pas à le faire car, je le répète, les coûts de production sont anormalement élevés et ça tout le monde le sait car c’est écrit dans tous les documents de diagnostic de nos politiques.
Vous dites donc que toute véritable politique de développement passe par l’industrialisation.
L’expérience des pays actuellement développés comme des pays émergents montre effectivement que l’industrie a un rôle majeur à jouer dans le processus de transformation structurelle des Etats. Lorsque le processus de développement est enclenché, il y a une trajectoire presque naturelle qui est observée. On voit que l’industrie connaît des taux de croissance élevés et voit sa part dans l’économie augmenter, au détriment de l’agriculture. L’agriculture voit sa part baisser aussi bien en termes de valeur ajoutée qu’en termes de contribution dans l’emploi total. En revanche, l’industrie, elle, voit sa part monter en termes de valeur ajoutée et d’emplois. Mais ce processus de transformation structurelle n’est pas ce qu’on observe au Sénégal : l’agriculture occupe encore officiellement environ 70% de la population active et contribue très faiblement à la formation du Produit intérieur brut, autour de 10%. C’est extrêmement faible. A côté, il y a le secteur manufacturier qui n’apporte que moins de 15% au Pib, en plus d’un secteur des services carrément macro céphalique… Voilà, ce n’est pas l’image d’un pays qui émerge, c’est manifeste ! Un pays qui émerge, on sait à peu près à quoi sa structure macroéconomique ressemble. Ce n’est pas ce que l’on observe chez nous.
En fait d’emploi, le taux de chômage serait de 13% selon l’Ansd. Est-ce plausible ?
Quand il s’agit de parler des questions d’emploi, j’ai l’habitude de dire qu’il ne faut surtout pas regarder le taux de chômage officiel. Dans ce taux de chômage officiel, on ne compte que ceux qui ne sont pas employés et ceux qui sont activement en train de chercher de l’emploi. Ça, c’est la définition du Bureau international du travail (Bit). Chez nous, je crois que la réalité est plus complexe parce qu’il y a énormément de gens que l’on compte comme des gens employés et qui sont dans des emplois extrêmement précaires. Quelqu’un qui vend des cacahuètes et qui n’a que 100 ou 200 francs de revenu journalier – c’est juste un exemple – on va le considérer comme occupé, alors qu’il ne l’est pas forcément ! Voyez-vous, la qualité de l’emploi n’est pas prise en compte. L’emploi formel qui offre les caractéristiques de l’emploi décent, ça tourne en nombre autour de 400 000. Faites un tour au niveau de l’Ipres ou de la Caisse de sécurité sociale, ce sont les employés qui sont dans leurs répertoires qui sont considérés comme des employés formels. Encore une fois, ces gens-là ne font pas plus 400 000.
Qu’est-ce que cela implique ?
Mais nous avons une population en âge de travailler qui est de 9 millions de personnes. Donc les gens qui ont un emploi que l’on peut qualifier d’emploi digne de ce nom sont infimes par rapport à la population. Ce qu’il faut considérer dans le marché du travail, c’est non seulement le taux de chômage officiel, mais aussi le taux de sous-emploi qui est extrêmement élevé.
Avez-vous une idée du taux de chômage réel ?
Il faut regarder dans les définitions du chômage, celles qui collent le plus à notre réalité. Il y a le chômage officiel, et il y a le chômage déguisé. Quelqu’un qui s’adonne à des activités qui ne lui rapportent presque rien du tout et qui ne le font pas vivre, sa situation correspond plus au chômage déguisé. Si on applique les définitions classiques du chômage, on va considérer qu’il n’est pas au chômage, mais tout le monde sait qu’il est en sous-emploi. Si on veut avoir une bonne réalité de la situation du marché du travail, il faut considérer le chômage officiel et le sous-emploi. Et dans ce cas, on n’est pas loin du taux 50%. Les gens qui ont un emploi décent, je vous dis encore une fois qu’ils ne font pas plus de 2% de la population en âge de travailler.
C’est quoi le danger de ce taux de chômage élevé ?
Bien sûr ! C’est une bombe potentielle. Si les pays du Sahel sont les plus exposés par rapport aux menaces actuelles, c’est en partie parce leur croît démographique est extrêmement élevé. Dans nos pays, le taux de croissance de la population tourne autour de 3% et parfois 4% qui est le pic au Niger. Cela veut dire que chaque année, au moins 250 000 jeunes arrivent sur le marché du travail dans un pays comme le Sénégal. Et regardez le niveau auquel l’économie nationale génère des emplois, il y a un décalage net et évident. Beaucoup d’études montrent que ce sont les frustrations ressenties par les jeunes qui constituent le risque politique le plus élevé dans nos pays. Ils n’hésitent pas à braver les intempéries, les dangers à travers les océans et les pistes pour aller chercher ailleurs ce qu’ils ne trouvent pas chez eux. Ils sont le vivier à partir desquels les mouvements djihadistes prospèrent.
Et le secteur informel, quelle peut être sa contribution à une économie plus dynamique ?
Je travaille justement sur les liens entre le secteur informel, la vulnérabilité et les conflits politiques. Le projet sur lequel nous travaillons concerne des pays considérés comme assez instables dans la sous-région. C’est le Mali, le Niger et le Tchad. Effectivement, nos résultats préliminaires montrent qu’il y a une très forte corrélation entre la précarité et la propension des jeunes à intégrer des mouvements violents. L’informel, il est assez diversifié, mais couvre principalement des activités qui offrent très peu d’opportunités aux gens qui s’y adonnent.
Au fond, à quoi sert l’économie ?
C’est l’économie qui détermine tout ! Malheureusement, dans nos pays on fait beaucoup de réformes sur le plan institutionnel, sur le plan démocratique, ce qui est très bien, mais on oublie royalement l’économie. Voyez-vous, la faiblesse essentielle des régimes politiques africains, c’est qu’ils pensent que le pilotage de l’économie n’est pas de leur ressort. Et donc, ils se déchargent où ils comptent sur les bailleurs de fonds pour cela. C’est une situation qui est assez symptomatique de l’Afrique et de notre pays, c’est pourquoi je n’aime pas faire des comparaisons entre les différents régimes politiques qui se sont succédé au Sénégal.
C’est la déresponsabilisation !
Voyez-vous-même ! Quand le Sénégal gagne quelques points avec le Doing Business, nos dirigeants vont célébrer cela au siège de la Banque mondiale ! C’est arrivé il n’y a pas longtemps. Regardez les pays que l’on cite le plus à travers le monde et voyez leur rang dans le Doing Business. Cherchez-y le classement de la Chine, il n’est pas loin de la centième position ; or la Chine est actuellement l’une des économies les plus dynamiques dans le monde. Pour nos dirigeants, tout ce qui vient de l’extérieur est la référence ! Si on doit piloter l’économie en n’ayant comme tableau de bord que le Doing Business, il ne faut pas s’étonner que les résultats ne soient pas brillants. La réalité est que le Doing Business ne peut pas être un outil de gestion opérationnel. Ma position sur la question est restée invariable. Et savez-vous ce qui s’est passé récemment ?
Non, mais vous allez le dire aux lecteurs de Nouvel Hebdo.
Il y a eu récemment deux éminents économistes qui m’ont donné raison à travers une démonstration rigoureusement scientifique. Il s’agit de Lant Pritchett de Harvard University et Mary hallward-driemeier de la Banque mondiale. Ils ont écrit un papier comparant les indicateurs du Doing Business et la réalité économique du terrain, telle qu’appréciée à travers les données d’enquête de terrain. Leur résultat est que la réalité que décrivent ces deux sources de données n’est pas la même. Maintenant, c’est la Banque mondiale, initiatrice du Doing Business, qui dit que le Doing Business ne donne que la situation de jure, c’est-à-dire les réformes sur le papier,et non la réalité du terrain. Qui s’occupe des textes dans les affaires chez nous ? Considérer les réformes de jure et les prendre comme des réforme de facto relève d’une erreur d’appréciation extrêmement grave, à mon avis. On ne devait même pas attendre que la Banque mondiale le dise pour qu’on s’en rende compte.
(Cet entretien est paru dans le magazine "NOUVEL HEBDO" du groupe DMedia, dans la semaine du 14 au 21 avril 2016.)