Le temps de trois jours, plusieurs nationalités d’Afrique subsaharienne et d’Europe cohabitent dans la ville de Saint-Louis au Sénégal. C’est à l’occasion d’un Forum sur les villes intermédiaires organisé par le programme Maîtrise et adaptation des villes intermédiaires au Sahel (Mavil) coordonné par la Française Zoé Vauquelin.
Dans cette interview croisée accordée à AFRIK 21, elle évoque les défis actuels et futurs des territoires du Sahel, aux côtés d’Issagha Diagana, universitaire et conseiller en urbanisme du premier ministre de la Mauritanie, Séga Sow, inspecteur des Finances locales de la ville de Kayes au ministère mauritanien de l’Administration territoriale et de la Décentralisation, ainsi que Taman Mhoumadi , jeune artiste franco-comorienne et formatrice aux questions climatiques.
Benoit-Ivan Wansi : Le Forum « Quelles trajectoires pour les villes du fleuve Sénégal ? Regards sur Kayes au Mali, Kaédi en Mauritanie et Bakel au Sénégal » s’est ouvert hier le 12 décembre 2023 dans la ville sénégalaise de Saint-Louis avec plus de 70 participants venus majoritairement d’Afrique et d’Europe. Quelle est la particularité de cet évènement ?
Zoé Vauquelin : L’idée de ce forum est de marquer un point d’étape pour le programme Maîtrise et adaptation des villes intermédiaires au Sahel (Mavil) qui est prévu pour durer 10 ans. Sa vocation est déterminée par l’association internationale GRDR Migrations-Citoyenneté-Développement (basée en France). Il s’agit de réunir les collectivités locales et la société civile du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie autour des enjeux de la transition urbaine dans le bassin du fleuve Sénégal.
Comment décririez-vous en quelques mots le visage des villes mauritaniennes ?
Issagha Diagana : La Mauritanie est un pays peuplé de plus de 4,5 millions d’habitants avec une population dispersée sur l’ensemble du territoire national. Des villes qui sont confrontées à des phénomènes naturels qui pèsent un peu sur l’organisation urbaine. En quarante ans, nous sommes passés d’un pays nomade à un pays urbain grâce à un programme de national de sédentarisation. L’urbanisation a été rapide et est de 60% aujourd’hui. Et la capitale Nouakchott, qui a un passé extraordinaire, a très vite évolué au cours des dernières années et rivalise désormais sur certains aspects de développement avec d’autres villes africaines.
La ville de Kayes au Mali c’est au moins 150 000 habitants. Comment gère-t-on une telle population entre les conflits armés au plan national et la sècheresse prolongée qui rime bien sûr avec rareté de l’eau et faible productivité agricole ?
Séga Sow : Depuis 2012, le Mali est en proie à l’insécurité qui est partie du Nord et est en train de descendre vers le centre. La ville de Kayes (dans l’ouest) est épargnée par ces conflits armés pour le moment. Avec la transition politique, le pays est en pleine réorganisation territoriale avec notamment la création de 11 nouvelles régions et un statut spécial accordé à la capitale Bamako. En ce qui concerne l’ancienne région de Kayes, elle a éclatée en trois nouvelles subdivisions. Le principal défi urbain a été depuis 1965 la migration des peuples. En la matière, les « Kayésiens » représentent jusqu’à 80% de la diaspora malienne en France.
De nos jours, cette communauté est devenue le moteur de l’économie locale de Kayes (aménagement des puits à grand diamètre pour l’approvisionnement en eau, construction des écoles et des centres de santé). À notre échelle en tant que services d’appui nous travaillons à booster la croissance économique au niveau des d’appui aux collectivités territoriales notamment en promouvant l’agriculture durable avec les potentialités du fleuve Sénégal.
De l’accès à l’eau et à l’énergie, en passant par les infrastructures de transport, d’assainissement et aux logements. Selon vous, lequel de ces services de bases les populations des villes intermédiaires ont-elles le plus besoin actuellement ?
Taman Mhoumadi : L’eau. J’ai travaillé pour la start-up Majik Water qui produit de l’eau à partir de l’air au Kenya. À l’époque, nous sommes allés rencontrer des communautés locales pour voir comment le développement de notre solution pouvait les servir. En effet, ces habitants avaient pour habitude de parcourir une longue distance pour se ravitailler et lorsque la ressource est devenue rare, ils ont commencé à se battre. C’est dire que l’urgence d’investir dans le sixième objectif de développement durable (ODD6) est bien réelle. Il faut des solutions innovantes et adaptées.
En deux ans d’existence, y a-t-il des projets et investissements précis sur les ODD que le programme Mavil a réalisés dans les villes intermédiaires?
Zoé Vauquelin : Cela fait 30 ans que le GRDR est aux côtés des villes du Sahel justement dans les aspects de l’accompagnement institutionnel, de la décentralisation, les questions de développement économiques et des migrations mais également l’adaptation aux changements climatiques. Avec le programme Mavil, on s’est donné pour mission de développer des villes accueillantes, attractives et résilientes. Nous avons par exemple œuvrés à la gestion intégrée des ressources en eau notamment entre les villes transfrontalières du Sénégal et de la Mauritanie.
Avec la fondation humanitaire Abbé Pierre nous avons également contribué à la reconstruction post-inondations et à la promotion de l’habitat durable à travers la prise en compte des risques climatiques dans la construction des logements dans la commune mauritanienne de Kaédi. Nous poursuivons dans cette même lancée depuis quelques mois avec le lancement d’une initiative de gestion intégrée des déchets ménagers dans la commune de Sélibabi en Mauritanie.
Près de 250 maires d’Afrique ont participé à la 28e Conférence des Nations unies sur le climat (COP28) qui s’est refermée le 12 décembre 2023 et où ils ont réussi à collecter 467 millions de dollars auprès des fondations et des bailleurs de fonds internationaux. Cette démarche est-elle le meilleur moyen de financer les villes intermédiaires sur le continent ?
Issagha Diagana : Nos collectivités n’ont pas attendu la COP pour lutter contre les effets du changement climatique qui les touche de plein fouet. C’est un combat de longue date pour les communes de Bakel, Kayes et Kaedi. Il faut arriver à dégager des capitaux, surtout pas se baser sur le financement extérieur. Nos pays sont riches avec un potentiel naturel énorme et des hommes valeureux, des terres fertiles et de l’eau en abondance (fleuve Sénégal) sur lesquels on devrait s’appuyer plutôt que sur des ressources promises lors des négociations climatiques dont la plupart ne se concrétisent jamais.
Faut-il concilier savoirs ancestraux et nouvelles technologies pour pouvoir préserver l’environnement en zone urbaine ?
Séga Sow : Certes il faut développer les nouvelles technologies mais en tenant compte des éléments basiques du développement territorial. La priorité pour nos collectivités c’est d’avoir de bons outils de planification urbaine. Il y a cinq ans, le Mali a adopté une loi pour la restitution des fonds publics des comptes administratifs des collectivités (les élus rendent compte aux populations) qui n’est pas encore efficace. On a donc des approches existantes qu’il faut améliorer. Côté durabilité, les villes maliennes ont amorcé leur transition énergétique en se détournant progressivement des centrales thermiques au profit des panneaux solaires grâce à l’ensoleillement naturel de la zone sahélienne. Dans le domaine du bâtiment, il y a une prise de conscience collective sur la nécessité de tourner le dos au béton et au ciment au profit des matériaux de construction locaux. C’est dans cette logique que nous formons les jeunes de Kayes à la fabrication des briques de terre compressées (BTC). Cette technique permet de lutter contre les chaleurs extrêmes. À mon avis, la technologie nous a mis un peu en retard surtout parce que les Africains veulent juste copier ce qui se fait en Occident sans adapter au contexte local.
Partagez-vous cet avis ? Et quel rôle précis les « repatriés »- tel que vous qui avez vécue en France avant de vous installer à Dakar, jouent dans l’atteinte du développement durable de leurs villes d’origine ?
Taman Mhoumadi : Pas du tout. Les savoirs ancestraux et les technologies ne sont pas contradictoires. Absolument ! Les « répat » ont une volonté, une connexion et une énergie pour se reconnecter avec leurs origines et leurs expériences acquises dans leurs pays d’accueil peuvent motiver les prises de décisions axées sur la durabilité. Ils sont également un atout pour la formation des jeunes et plus largement j’invite les dirigeants à impliquer les artistes là où les grands discours ne fonctionnent plus.
Si vous aviez suffisamment de fonds mis à votre disposition, quelle serait votre priorité en termes de projets verts (centrale solaire, usine de recyclage des déchets, déploiement de véhicules électriques, plantation d’espaces verts.) ? Et pourquoi?
Issagha Diagana : Je dirais « centrale solaire » sans hésitation. Cela permet à de jeunes entrepreneurs de s’installer, à des foyers de gérer l’économie domestique. Tenez par exemple, le pauvre est celui qui dépense le plus parce qu’il achète de manière fractionnée et n’a pas de moyens pour conserver ses aliments. L’énergie c’est donc la clé du développement de toute agglomération.
La coopération décentralisée peut-elle permettre aux villes du Mali de répondre efficacement à leurs défis économiques et climatiques ?
Séga Sow : La région de Kayes est en étroite collaboration avec les villes des régions d’Ile de France et du Nord-Pas-de-Calais en France. Cette coopération qui a débuté par des jumelages à la faveur d’initiatives de nos migrants porte déjà ses fruits notamment en termes de transfert de compétences et d’expertise technique. J’ajoute également que les médias ont leur partition à jouer pour rendre compte des insuffisances et vulgariser les progrès. Ainsi, nous travaillons en ce moment à la mise en place de radios communautaires particulièrement à Kayes.
Quelle est la prochaine étape après ce Forum de trois jours ?
Zoé Vauquelin : Nous allons continuer à accompagner la transition urbaine dans les villes intermédiaires en produisant de la donnée fiable, en renforçant les capacités des acteurs locaux, et en améliorant l’accès aux services essentiels (eau, assainissement, etc.). Nous co-construirons également un réseau de villes durables et inclusives qui impliquent les jeunes, les femmes et toutes les autres catégories de la société civile.
Propos recueillis par Benoit-Ivan Wansi, envoyé spécial à Saint-Louis
AFRIK 21