Le point de vue qui suit n’est pas celui d’un expert en la matière mais l’exposé des interrogations, des doutes et des espoirs d’un citoyen relatifs au devenir de sa ville natale et ville de cœur. Ce serait une tautologie de dire que Saint-Louis a joué un rôle de premier plan dans l’Histoire du Sénégal et de l’Afrique de l’Ouest en général. C’est donc sous l’angle de la diachronie que je voudrais entamer l’exposé de ces réflexions que m’ont inspirées les récents travaux de « requalification » effectués par la municipalité de Saint-Louis sur l’ex-place Faidherbe rebaptisée « place Baya Ndar ».
Il serait peut-être utile en guise d’entrée en matière, de rappeler que la ville de Saint-Louis a joué un rôle de tout premier plan dans l’Histoire contemporaine du Sénégal et plus largement de l’Afrique de l’Ouest. En effet, à partir de 1850, la ville de Saint-Louis, tête de pont de l’entreprise coloniale française en Afrique de l’Ouest, devient le point de départ d’expéditions militaires et de conquêtes le plus souvent brutales à l’intérieur du continent. Cette vocation militaire affirmée entraîne de facto un réaménagement de l’espace territorial de Saint-Louis et cela avant même le commencement des rallyes guerriers coloniaux.
Le centre de l’île où se trouve « le Fort », dont l’existence remonte au XVIIIème siècle, est l’objet de transformations notables, notamment l’intégration de la « savane » (nom donné à l’espace situé entre le fort et le petit bras du fleuve) dans l’enceinte même du Fort et la construction en 1843 de deux monumentales casernes qui l’encadrent latéralement : caserne d’Orléans du côté sud et caserne du Rogniat sur le flanc septentrional.
La future place Faidherbe possède alors un plan carré bordé d’un côté par le Fort (actuelle Gouvernance) et des deux autres par les casernes, le quatrième côté restant libre. L’espace public à proprement parler est aménagé en 1887 pour accueillir la statue du Général Faidherbe. La nouvelle place s’organise alors autour d’un espace dont le centre fait face au « Gouvernement » (nouveau nom du Fort) dans le prolongement duquel se trouve « le Kiosque » construit peu après l’arrivée de la statue de Faidherbe. La place est aussi encadrée par deux rangées d’arbres (eucalyptus et filaos) de haute taille plantés le long des casernes et elle est fermée du côté du petit bras du fleuve par un massif d’arbres moins imposants. La statue de Faidherbe quant à elle se positionne dans l’axe rectiligne formé par le Gouvernement et le pont de Guet-ndar ou pont Servatius (actuel pont Moustapha Malick Gaye). La place du Gouvernement devient alors le symbole de la colonisation française et de sa puissance militaire. Cette nouvelle configuration de la place restera telle quelle à part sa partie Ouest qui abrite le marché jusqu’en 1863, date à laquelle il est transféré à la lisière que quartier de Guet-Ndar.
Le déclin de Saint-Louis, qui a déjà perdu son statut de capitale de l’empire colonial français mais qui reste celle du Sénégal, s’accélère à partir de la deuxième guerre mondiale. Pour redonner un regain de vigueur à la capitale vieillissante, un nouveau plan de réaménagement, d’extension et d’embellissement de la place Faidherbe est conçu par l’architecte Hoyez. Ainsi, la place du Gouvernement doit continuer de rayonner et d’exprimer l’envergure territoriale de la capitale, mais elle doit également s’ouvrir à la modernité en s’adaptant à la circulation automobile. Cela pourra se faire en aménageant et renforçant la trajectoire naturelle que constitue l’axe continent-île-océan.
La voie de dégagement de cette circulation automobile se situe dans le prolongement du pont Faidherbe et passe par l’allée spacieuse (aujourd’hui obstruée) qui longe la caserne du Rogniat et débouche sur le pont Servatius, relais entre l’île et le quartier des pêcheurs de Guet-Ndar qui fait face à l’océan. De larges allées bétonnées longent les casernes d’Orléans et de Rogniat et de vastes parterres piétons sont aménagés de part et d’autre du pont Servatius, devant le cinéma Rex et le lycée Faidherbe, le tout densément planté d’arbres de haute stature. La fin de la guerre est marquée par une sorte de « renouveau » de la vieille capitale : le secteur économique connait une hausse significative qui a un impact direct sur le niveau de vie des Saint-Louisiens.
En plus d’une importante activité commerciale dont témoigne la présence des nombreuses maisons Bordelaises ou Toulousaines ( Lacoste, NOSOCO, Buhan-Teisseire etc…), mais aussi marocaines, l’île de Ndar est le théâtre d’activités culturelles variées et de manifestations festives dont la place Faidherbe est l’épicentre. La culture Saint-Louisienne se manifeste à travers une expression artistique variée. Les orchestres et les troupes de théâtre naissent en grand nombre et donnent des concerts ou des spectacles gratuits sur la place Faidherbe. Cette tendance d’une expression artistique pluridisciplinaire va se prolonger durant la dernière décennie de la colonisation précédant l’avènement de l’indépendance en 1960. Les natifs de cette génération (comme votre serviteur) se souviennent toujours avec un brin de nostalgie, des somptueuses fêtes du 14 Juillet qui se déroulaient à la place Faidherbe dans une ambiance carnavalesque et bon enfant.
Le défilé militaire et la prise d’armes des troupes des garnisons du camp Gazeilles et de la pointe nord étaient suivis par une foule enthousiaste venue de tous les quartiers de la ville. Toutes les couches sociales, toutes les ethnies : wolofs, toucouleurs, peuls, maures, bambaras, soninkés, se retrouvaient sur la place Faidherbe où régnait une ambiance électrique. Tous communiaient dans la ferveur et célébraient cet événement qu’ils considéraient comme le leur : le 14 Juillet !
La « Marseillaise » était reprise en chœur par les enfants des écoles qui défilaient au son de la fanfare militaire, sous les applaudissements et les vivats de la foule. Après le défilé, la place Faidherbe était prise d’assaut par tout un monde bruyant, enthousiaste et la fête se poursuivait dans la gaieté la plus folle et cette exubérance propre aux manifestations populaires. Nos parents du village des pêcheurs de Guet-Ndar y apportaient leur touche particulièrement chaleureuse ! Le soir, les gens se donnaient de nouveau rendez-vous à la place Faidherbe pour assister à la « retraite aux flambeaux » et au somptueux feu d’artifice dont les éclats multicolores illuminaient le ciel nocturne de Ndar. Le clou de ces « nuits du 14 Juillet » était le « bal populaire » au cours duquel les orchestres de la ville se relayaient pour faire danser les gens jusqu’à une heure tardive.
C’est aussi avec nostalgie ( et peut-être aussi un peu de tristesse) que les gens de ma génération, natifs de l’île et « domou-ndar bon teint » comme aurait dit l’ami Golbert Diagne (paix à son âme), se souviennent des jeux variés dont cette place mythique était le siège : courses-poursuite à travers les allées recouvertes de coquillages sous le regard amusé des adultes venus prendre l’air et admirer le jet d’eau assis sur des bancs de pierre, jeux de billes, de cache-cache et autres délices ludiques de l’enfance. Tout cela se déroulait sous le regard sévère d’un certain général originaire de la ville de Lille autour de la statue duquel nous faisions des rondes en nous moquant avec innocence de son sabre accroché de guingois, de ses moustaches et de son képi bizarres et même un peu rodicules, ignorant le personnage qu’il avait été et le rôle qu’il avait joué dans la colonisation de notre pays. Nous ne le saurions que bien plus tard !
C’est vrai qu’elle était jolie cette place Faidherbe ! Elle avait un charme fou, une âme aussi, et elle figurait au pinacle de l’esthétique urbaine de la cité de Mame Coumba Bang, la déesse tutélaire et gardienne des symboles de Ndar qui doit elle aussi certainement se demander ce que l’on est train de traficoter sur son île bien-aimée ! N’est-ce pas ici même, à « Bahia » qu’avait lieu le merveilleux « Takoussanou Ndar », ce rendez-vous des élégantes Saint-Louisiennes, très prisé des jeunes « domou-ndar » qui, parés de leurs plus beaux atours venaient admirer et éventuellement, conquérir le cœur de l’une ou l’autre de ces belles dames, chamarrées d’or et parfumées d’encens des pieds à la tête ? Des écrivains comme Ousmane Socé Diop, Abdoulaye Sadji, et plus près de nous, Tita Mandeleau ou Cheikhou Diakité, en ont fait d’admirables descriptions dans leurs œuvres littéraires qui font elles aussi partie du patrimoine de la ville. Ce n’est donc sûrement pas un hasard si l’ex-place Faidherbe et nouvelle place « Baya Ndar » est redevenue quelques décennies plus tard, le point focal de de toutes les grandes manifestations culturelles qui ont ponctué la marche de Saint-Louis vers le troisième millénaire : je veux parler du « Festival international de Jazz de Saint-Louis », du célèbre « Fanal » du temps des Signares remis au goût du jour par la comédienne Marie-Madeleine Diallo, de la « Fête internationale du Livre de Saint-Louis » entre autres manifestations d’envergure. Au vu de tout cela, comment comprendre que cette mythique place publique, historiquement la première du Sénégal, élément précieux du patrimoine de la « vieille ville », ait été complètement rasée et remplacée par une esplanade de béton sans aucun charme ? C’est aujourd’hui un bien triste spectacle qui s’offre à la vue des Saint-Louisiens que celui d’une mythique place publique dévastée par deux longues et pénibles années de travaux dont on ne voit toujours pas le résultat final.
Le triste, l’amer constat que l’on peut faire chaque fois que l’on passe, le cœur serré, devant les vestiges de l’ancienne place Faidherbe, c’est qu’elle a perdu tout ce qui faisait son charme et sa beauté. Si l’on peut aisément comprendre les raisons pour lesquelles la statue du général Lillois a été déboulonnée, il est moins évident d’accepter que les bancs publics, le jet d’eau, les carrés gazonnés aient été dégagés sans autre forme de procès ; pire que tout cela, nombre d’arbres d’espèces rares qui faisaient de la place, appelons la « Bahia Ndar », le poumon vert de l’île, ont été déracinés, ce qui constitue en soi un crime écologique et va à l’encontre du mouvement actuel de protection de la nature comme me le faisait remarquer un jour mon ami, feu le Professeur Pape Méïssa Dieng ( paix à son âme) outré par cet acte iconoclaste. L’autre incongruité de cette « requalification » de l’ex-place Faidherbe réside selon moi dans le fait d’avoir bouché l’artère qui longeait le bâtiment du Rogniat et qui conduisait directement au pont Moustapha Malick Gaye et à la langue de barbarie. Prolongement naturel de l’axe continent-île-langue de barbarie, cette artère était aussi la rotule entre les deux quartiers principaux de l’île que sont Loodo et Sindoné. L’obstruction de cette voie centrale a désarticulé la circulation automobile sur l’île et dévié de manière incohérente la trajectoire des véhicules, transformant le centre-ville en un labyrinthe inextricable. Une bonne partie des rues de l’île est devenue impraticable voire dangereuse pour les piétons et les insulaires qui avaient l’habitude d’y flâner tranquillement sont traumatisés par le flot incessant des voitures, camions, autobus qui roulent dans tous les sens sans respecter les règles les plus élémentaires du code de la route. Il est évident que ce dont l’île de Ndar a besoin, ce n’est pas d’une « place piétonne », mais plutôt de rues piétonnes ! Cette insécurité permanente plombe la qualité de vie qui était liée surtout à la tranquillité et à la disponibilité des espaces ; elle est évidemment loin d’être propice au développement touristique dont Saint-Louis envisage de faire l’un des moteurs de son développement économique et culturel.
Outre la frustration qu’ils occasionnent aux habitants de l’île ces travaux de « requalification » ne sont pas de nature à renforcer le crédit de la vile auprès de l’UNESCO et risquent même de la conduire au déclassement de la liste des sites inscrits au patrimoine mondial, ce qui serait un préjudice incommensurable pour ne pas dire une catastrophe. La question que l’on peut alors se poser est celle-ci : comment peut-on vouloir sauvegarder un patrimoine et le détruire en même temps ? Il y a là un paradoxe qui échappe à tous ceux qui aiment la ville de Saint-Louis et l’île de Ndar, son cœur historique. Une chose paraît néanmoins certaine, c’est que ce bien exceptionnel qui appartient à tous les Sénégalais et qui devrait faire leur fierté comme par exemple Venise (à laquelle on la compare parfois) pour les Italiens, a besoin d’un « lifting » sérieux ! Pour cela rien de tel que de faire appel à des techniciens de haut niveau et spécialistes du patrimoine qui sauraient établir un diagnostic adéquat et les solutions idoines pour la réhabilitation scientifique d’un patrimoine précieux mais fragile. D’autre part il est bon, lorsqu’on a en charge l’administration et la gestion d’une ville historique comme Saint-Louis, d’associer au maximum les citoyens dans les prises de décision, surtout s’agissant de questions aussi délicates que celle du réaménagement d’un espace public de grande renommée comme l’ex-place Faidherbe.
L’expertise de l’Université Gaston Berger en particulier ne devrait jamais faire défaut dans l’élaboration et la conception des projets de toutes natures. In fine, rien ne serait plus malheureux que ce projet de réaménagement de l’ex-place Faidherbe n’obéisse qu’au mobile de la remettre « au goût du jour » par un habile mais factice « toilettage » alors qu’un tel projet pourrait redorer l’image de Saint-Louis à l’échelle internationale et la rendre visible du ciel. Faire de cette place un lieu non seulement fréquenté par les usagers autochtones et visité par les touristes mais aussi un exemple d’aménagement partagé sur Google (comme le permettent ses dimensions) et une réalisation ayant valeur d’exemple dans les revues , les reportages télévisés, les colloques, les forums, devrait être l’objectif prioritaire retenu. Le réaménagement de l’ex-place Faidherbe devrait donner l’occasion unique d’une réalisation de grande ampleur sur le plan de l’urbanisme, véritablement capable de produire une nouvelle image pour un Saint-Louis résolument moderne, tout en ayant valeur de patrimoine pour les générations futures, mais différentes du patrimoine colonial.
À l’instar de la place Jemaa-el-Fnaa de Marrakech, de la place de la Concorde de Paris, de la place rouge de Moscou, et de bien d’autres places publiques devenues mythiques, l’ex-place Faidherbe et nouvelle place Baya Ndar devrait renvoyer à une image valorisée de la ville de Saint-Louis et non à ce capharnaüm qui est en train de se dessiner sous nos yeux, à moins que…
Louis CAMARA
Écrivain et Citoyen de Ndar
N.B : Loin de faire l’unanimité, la nouvelle appellation Baya Ndar, adoptée par le conseil municipal de Saint-Louis, est au contraire décriée par la majorité des citoyens de la ville. En effet, outre son côté pléonastique ( baya, abréviation de bayaal, signifie déjà « place publique » en langue wolofe) elle heurte aussi la sensibilité par sa sonorité rébarbative et franchement inesthétique. Un sondage populaire permettrait de confirmer aisément cette tendance au rejet de « baya ndar ».
Aussi, l’argument selon lequel ce sont « nos pères et nos mères » qui avaient l’habitude d’employer cette expression ne tient pas la route. Par ailleurs, il existe déjà dans la petite ville française de Salies-de-Béarn en nouvelle-aquitaine une « place du Bayaa » qui, selon l’office du tourisme de cette localité, « est le cœur de Salies-de-Béarn », son centre névralgique depuis toujours ». Alors, attention aux risques d’accusation de plagiat et de tout ce qui pourrait s’ensuivre ! Donner un nom à une place publique de l’envergure de l’ex-place Faidherbe est un acte sérieux, un acte politique, social et culturel qui mérite examen approfondi et consultation citoyenne. Pour conclure je voudrais rappeler à tous ceux qui ont des visées possessives sur elle, que Saint-Louis appartient à tous et qu’elle n’est la propriété de personne. C’est une ville de brassage, de métissage, une ville ouverte et cosmopolite, un patrimoine de l’Humanité, comme le confirme le classement de l’UNESCO. Elle doit aussi rester un lieu de tolérance, de respect et de symbiose comme l’y prédispose son triple héritage Négro-Africain, Arabo-Berbère et Judéo-Chrétien. En tant que tel, sa vocation naturelle est l’universalité.
Il serait peut-être utile en guise d’entrée en matière, de rappeler que la ville de Saint-Louis a joué un rôle de tout premier plan dans l’Histoire contemporaine du Sénégal et plus largement de l’Afrique de l’Ouest. En effet, à partir de 1850, la ville de Saint-Louis, tête de pont de l’entreprise coloniale française en Afrique de l’Ouest, devient le point de départ d’expéditions militaires et de conquêtes le plus souvent brutales à l’intérieur du continent. Cette vocation militaire affirmée entraîne de facto un réaménagement de l’espace territorial de Saint-Louis et cela avant même le commencement des rallyes guerriers coloniaux.
Le centre de l’île où se trouve « le Fort », dont l’existence remonte au XVIIIème siècle, est l’objet de transformations notables, notamment l’intégration de la « savane » (nom donné à l’espace situé entre le fort et le petit bras du fleuve) dans l’enceinte même du Fort et la construction en 1843 de deux monumentales casernes qui l’encadrent latéralement : caserne d’Orléans du côté sud et caserne du Rogniat sur le flanc septentrional.
La future place Faidherbe possède alors un plan carré bordé d’un côté par le Fort (actuelle Gouvernance) et des deux autres par les casernes, le quatrième côté restant libre. L’espace public à proprement parler est aménagé en 1887 pour accueillir la statue du Général Faidherbe. La nouvelle place s’organise alors autour d’un espace dont le centre fait face au « Gouvernement » (nouveau nom du Fort) dans le prolongement duquel se trouve « le Kiosque » construit peu après l’arrivée de la statue de Faidherbe. La place est aussi encadrée par deux rangées d’arbres (eucalyptus et filaos) de haute taille plantés le long des casernes et elle est fermée du côté du petit bras du fleuve par un massif d’arbres moins imposants. La statue de Faidherbe quant à elle se positionne dans l’axe rectiligne formé par le Gouvernement et le pont de Guet-ndar ou pont Servatius (actuel pont Moustapha Malick Gaye). La place du Gouvernement devient alors le symbole de la colonisation française et de sa puissance militaire. Cette nouvelle configuration de la place restera telle quelle à part sa partie Ouest qui abrite le marché jusqu’en 1863, date à laquelle il est transféré à la lisière que quartier de Guet-Ndar.
Le déclin de Saint-Louis, qui a déjà perdu son statut de capitale de l’empire colonial français mais qui reste celle du Sénégal, s’accélère à partir de la deuxième guerre mondiale. Pour redonner un regain de vigueur à la capitale vieillissante, un nouveau plan de réaménagement, d’extension et d’embellissement de la place Faidherbe est conçu par l’architecte Hoyez. Ainsi, la place du Gouvernement doit continuer de rayonner et d’exprimer l’envergure territoriale de la capitale, mais elle doit également s’ouvrir à la modernité en s’adaptant à la circulation automobile. Cela pourra se faire en aménageant et renforçant la trajectoire naturelle que constitue l’axe continent-île-océan.
La voie de dégagement de cette circulation automobile se situe dans le prolongement du pont Faidherbe et passe par l’allée spacieuse (aujourd’hui obstruée) qui longe la caserne du Rogniat et débouche sur le pont Servatius, relais entre l’île et le quartier des pêcheurs de Guet-Ndar qui fait face à l’océan. De larges allées bétonnées longent les casernes d’Orléans et de Rogniat et de vastes parterres piétons sont aménagés de part et d’autre du pont Servatius, devant le cinéma Rex et le lycée Faidherbe, le tout densément planté d’arbres de haute stature. La fin de la guerre est marquée par une sorte de « renouveau » de la vieille capitale : le secteur économique connait une hausse significative qui a un impact direct sur le niveau de vie des Saint-Louisiens.
En plus d’une importante activité commerciale dont témoigne la présence des nombreuses maisons Bordelaises ou Toulousaines ( Lacoste, NOSOCO, Buhan-Teisseire etc…), mais aussi marocaines, l’île de Ndar est le théâtre d’activités culturelles variées et de manifestations festives dont la place Faidherbe est l’épicentre. La culture Saint-Louisienne se manifeste à travers une expression artistique variée. Les orchestres et les troupes de théâtre naissent en grand nombre et donnent des concerts ou des spectacles gratuits sur la place Faidherbe. Cette tendance d’une expression artistique pluridisciplinaire va se prolonger durant la dernière décennie de la colonisation précédant l’avènement de l’indépendance en 1960. Les natifs de cette génération (comme votre serviteur) se souviennent toujours avec un brin de nostalgie, des somptueuses fêtes du 14 Juillet qui se déroulaient à la place Faidherbe dans une ambiance carnavalesque et bon enfant.
Le défilé militaire et la prise d’armes des troupes des garnisons du camp Gazeilles et de la pointe nord étaient suivis par une foule enthousiaste venue de tous les quartiers de la ville. Toutes les couches sociales, toutes les ethnies : wolofs, toucouleurs, peuls, maures, bambaras, soninkés, se retrouvaient sur la place Faidherbe où régnait une ambiance électrique. Tous communiaient dans la ferveur et célébraient cet événement qu’ils considéraient comme le leur : le 14 Juillet !
La « Marseillaise » était reprise en chœur par les enfants des écoles qui défilaient au son de la fanfare militaire, sous les applaudissements et les vivats de la foule. Après le défilé, la place Faidherbe était prise d’assaut par tout un monde bruyant, enthousiaste et la fête se poursuivait dans la gaieté la plus folle et cette exubérance propre aux manifestations populaires. Nos parents du village des pêcheurs de Guet-Ndar y apportaient leur touche particulièrement chaleureuse ! Le soir, les gens se donnaient de nouveau rendez-vous à la place Faidherbe pour assister à la « retraite aux flambeaux » et au somptueux feu d’artifice dont les éclats multicolores illuminaient le ciel nocturne de Ndar. Le clou de ces « nuits du 14 Juillet » était le « bal populaire » au cours duquel les orchestres de la ville se relayaient pour faire danser les gens jusqu’à une heure tardive.
C’est aussi avec nostalgie ( et peut-être aussi un peu de tristesse) que les gens de ma génération, natifs de l’île et « domou-ndar bon teint » comme aurait dit l’ami Golbert Diagne (paix à son âme), se souviennent des jeux variés dont cette place mythique était le siège : courses-poursuite à travers les allées recouvertes de coquillages sous le regard amusé des adultes venus prendre l’air et admirer le jet d’eau assis sur des bancs de pierre, jeux de billes, de cache-cache et autres délices ludiques de l’enfance. Tout cela se déroulait sous le regard sévère d’un certain général originaire de la ville de Lille autour de la statue duquel nous faisions des rondes en nous moquant avec innocence de son sabre accroché de guingois, de ses moustaches et de son képi bizarres et même un peu rodicules, ignorant le personnage qu’il avait été et le rôle qu’il avait joué dans la colonisation de notre pays. Nous ne le saurions que bien plus tard !
C’est vrai qu’elle était jolie cette place Faidherbe ! Elle avait un charme fou, une âme aussi, et elle figurait au pinacle de l’esthétique urbaine de la cité de Mame Coumba Bang, la déesse tutélaire et gardienne des symboles de Ndar qui doit elle aussi certainement se demander ce que l’on est train de traficoter sur son île bien-aimée ! N’est-ce pas ici même, à « Bahia » qu’avait lieu le merveilleux « Takoussanou Ndar », ce rendez-vous des élégantes Saint-Louisiennes, très prisé des jeunes « domou-ndar » qui, parés de leurs plus beaux atours venaient admirer et éventuellement, conquérir le cœur de l’une ou l’autre de ces belles dames, chamarrées d’or et parfumées d’encens des pieds à la tête ? Des écrivains comme Ousmane Socé Diop, Abdoulaye Sadji, et plus près de nous, Tita Mandeleau ou Cheikhou Diakité, en ont fait d’admirables descriptions dans leurs œuvres littéraires qui font elles aussi partie du patrimoine de la ville. Ce n’est donc sûrement pas un hasard si l’ex-place Faidherbe et nouvelle place « Baya Ndar » est redevenue quelques décennies plus tard, le point focal de de toutes les grandes manifestations culturelles qui ont ponctué la marche de Saint-Louis vers le troisième millénaire : je veux parler du « Festival international de Jazz de Saint-Louis », du célèbre « Fanal » du temps des Signares remis au goût du jour par la comédienne Marie-Madeleine Diallo, de la « Fête internationale du Livre de Saint-Louis » entre autres manifestations d’envergure. Au vu de tout cela, comment comprendre que cette mythique place publique, historiquement la première du Sénégal, élément précieux du patrimoine de la « vieille ville », ait été complètement rasée et remplacée par une esplanade de béton sans aucun charme ? C’est aujourd’hui un bien triste spectacle qui s’offre à la vue des Saint-Louisiens que celui d’une mythique place publique dévastée par deux longues et pénibles années de travaux dont on ne voit toujours pas le résultat final.
Le triste, l’amer constat que l’on peut faire chaque fois que l’on passe, le cœur serré, devant les vestiges de l’ancienne place Faidherbe, c’est qu’elle a perdu tout ce qui faisait son charme et sa beauté. Si l’on peut aisément comprendre les raisons pour lesquelles la statue du général Lillois a été déboulonnée, il est moins évident d’accepter que les bancs publics, le jet d’eau, les carrés gazonnés aient été dégagés sans autre forme de procès ; pire que tout cela, nombre d’arbres d’espèces rares qui faisaient de la place, appelons la « Bahia Ndar », le poumon vert de l’île, ont été déracinés, ce qui constitue en soi un crime écologique et va à l’encontre du mouvement actuel de protection de la nature comme me le faisait remarquer un jour mon ami, feu le Professeur Pape Méïssa Dieng ( paix à son âme) outré par cet acte iconoclaste. L’autre incongruité de cette « requalification » de l’ex-place Faidherbe réside selon moi dans le fait d’avoir bouché l’artère qui longeait le bâtiment du Rogniat et qui conduisait directement au pont Moustapha Malick Gaye et à la langue de barbarie. Prolongement naturel de l’axe continent-île-langue de barbarie, cette artère était aussi la rotule entre les deux quartiers principaux de l’île que sont Loodo et Sindoné. L’obstruction de cette voie centrale a désarticulé la circulation automobile sur l’île et dévié de manière incohérente la trajectoire des véhicules, transformant le centre-ville en un labyrinthe inextricable. Une bonne partie des rues de l’île est devenue impraticable voire dangereuse pour les piétons et les insulaires qui avaient l’habitude d’y flâner tranquillement sont traumatisés par le flot incessant des voitures, camions, autobus qui roulent dans tous les sens sans respecter les règles les plus élémentaires du code de la route. Il est évident que ce dont l’île de Ndar a besoin, ce n’est pas d’une « place piétonne », mais plutôt de rues piétonnes ! Cette insécurité permanente plombe la qualité de vie qui était liée surtout à la tranquillité et à la disponibilité des espaces ; elle est évidemment loin d’être propice au développement touristique dont Saint-Louis envisage de faire l’un des moteurs de son développement économique et culturel.
Outre la frustration qu’ils occasionnent aux habitants de l’île ces travaux de « requalification » ne sont pas de nature à renforcer le crédit de la vile auprès de l’UNESCO et risquent même de la conduire au déclassement de la liste des sites inscrits au patrimoine mondial, ce qui serait un préjudice incommensurable pour ne pas dire une catastrophe. La question que l’on peut alors se poser est celle-ci : comment peut-on vouloir sauvegarder un patrimoine et le détruire en même temps ? Il y a là un paradoxe qui échappe à tous ceux qui aiment la ville de Saint-Louis et l’île de Ndar, son cœur historique. Une chose paraît néanmoins certaine, c’est que ce bien exceptionnel qui appartient à tous les Sénégalais et qui devrait faire leur fierté comme par exemple Venise (à laquelle on la compare parfois) pour les Italiens, a besoin d’un « lifting » sérieux ! Pour cela rien de tel que de faire appel à des techniciens de haut niveau et spécialistes du patrimoine qui sauraient établir un diagnostic adéquat et les solutions idoines pour la réhabilitation scientifique d’un patrimoine précieux mais fragile. D’autre part il est bon, lorsqu’on a en charge l’administration et la gestion d’une ville historique comme Saint-Louis, d’associer au maximum les citoyens dans les prises de décision, surtout s’agissant de questions aussi délicates que celle du réaménagement d’un espace public de grande renommée comme l’ex-place Faidherbe.
L’expertise de l’Université Gaston Berger en particulier ne devrait jamais faire défaut dans l’élaboration et la conception des projets de toutes natures. In fine, rien ne serait plus malheureux que ce projet de réaménagement de l’ex-place Faidherbe n’obéisse qu’au mobile de la remettre « au goût du jour » par un habile mais factice « toilettage » alors qu’un tel projet pourrait redorer l’image de Saint-Louis à l’échelle internationale et la rendre visible du ciel. Faire de cette place un lieu non seulement fréquenté par les usagers autochtones et visité par les touristes mais aussi un exemple d’aménagement partagé sur Google (comme le permettent ses dimensions) et une réalisation ayant valeur d’exemple dans les revues , les reportages télévisés, les colloques, les forums, devrait être l’objectif prioritaire retenu. Le réaménagement de l’ex-place Faidherbe devrait donner l’occasion unique d’une réalisation de grande ampleur sur le plan de l’urbanisme, véritablement capable de produire une nouvelle image pour un Saint-Louis résolument moderne, tout en ayant valeur de patrimoine pour les générations futures, mais différentes du patrimoine colonial.
À l’instar de la place Jemaa-el-Fnaa de Marrakech, de la place de la Concorde de Paris, de la place rouge de Moscou, et de bien d’autres places publiques devenues mythiques, l’ex-place Faidherbe et nouvelle place Baya Ndar devrait renvoyer à une image valorisée de la ville de Saint-Louis et non à ce capharnaüm qui est en train de se dessiner sous nos yeux, à moins que…
Louis CAMARA
Écrivain et Citoyen de Ndar
N.B : Loin de faire l’unanimité, la nouvelle appellation Baya Ndar, adoptée par le conseil municipal de Saint-Louis, est au contraire décriée par la majorité des citoyens de la ville. En effet, outre son côté pléonastique ( baya, abréviation de bayaal, signifie déjà « place publique » en langue wolofe) elle heurte aussi la sensibilité par sa sonorité rébarbative et franchement inesthétique. Un sondage populaire permettrait de confirmer aisément cette tendance au rejet de « baya ndar ».
Aussi, l’argument selon lequel ce sont « nos pères et nos mères » qui avaient l’habitude d’employer cette expression ne tient pas la route. Par ailleurs, il existe déjà dans la petite ville française de Salies-de-Béarn en nouvelle-aquitaine une « place du Bayaa » qui, selon l’office du tourisme de cette localité, « est le cœur de Salies-de-Béarn », son centre névralgique depuis toujours ». Alors, attention aux risques d’accusation de plagiat et de tout ce qui pourrait s’ensuivre ! Donner un nom à une place publique de l’envergure de l’ex-place Faidherbe est un acte sérieux, un acte politique, social et culturel qui mérite examen approfondi et consultation citoyenne. Pour conclure je voudrais rappeler à tous ceux qui ont des visées possessives sur elle, que Saint-Louis appartient à tous et qu’elle n’est la propriété de personne. C’est une ville de brassage, de métissage, une ville ouverte et cosmopolite, un patrimoine de l’Humanité, comme le confirme le classement de l’UNESCO. Elle doit aussi rester un lieu de tolérance, de respect et de symbiose comme l’y prédispose son triple héritage Négro-Africain, Arabo-Berbère et Judéo-Chrétien. En tant que tel, sa vocation naturelle est l’universalité.